Bellay, Les Regrets, « Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ? »
Poème étudié
Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ?
Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l’immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?
Où sont ces doux plaisirs qu’au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?
Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon cœur, qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuient.
De la postérité je n’ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l’ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient.
Introduction
En 1558, Du Bellay fait paraître à Paris un recueil intitulé « Les Regrets ». Le poète revient alors d’un séjour de plusieurs années à Rome qui fut pour l’auteur une expérience plutôt amère. C’est donc un enthousiasme qui part en désenchantement. Quelques mois après son retour, il publie coup sur coup de nombreux recueils importants : « Les Regrets », « Les poèmes en Latin » et « Antiquité de Rome ». C’est cette expérience amère qui explique le titre du recueil dont le registre principal est le lyrisme et de tonalité élégiaque. « Les Regrets » sont composés de 191 sonnets en alexandrin. Celui-ci est le 6ème du recueil. C’est un poème du découragement où Du Bellay, loin de son pays natal, en vient à douter sur son inspiration.
I. Structure du poème
Dans ce sonnet, les quatrains sont réguliers et semblent s’opposer aux deux tercets. Les deux quatrains posent des questions alors que les six derniers vers donnent des affirmations. Les quatrains informent sur le passé et les tercets sur le présent. Mais les deux parties sont étroitement liées avec la présence de l’adverbe « maintenant » dans les deux parties. Regretter ce qui n’est plus, c’est parler du présent. On remarque de nombreuses correspondances entre les deux parties : le vers 1 trouve un écho au vers 9, le vers 2 trouve une correspondance avec le vers 10 et 11, le vers 3 trouve un écho avec le vers 12, le vers 4 avec le vers 13 et tout le dernier quatrain trouve écho avec le dernier vers. Un poème très structuré où passé et présent sont fortement mis en correspondance.
II. L’expression d’un regret qui se situe sur un « plan moral »
Ce poème donne une impression de profond désarroi, d’une grande altération dans sa personnalité, dans un plan moral, « las » qui exprime le regret. C’est comme une clé musicale, elle donne la tonalité du poème et cette question qui est reprise tout le long des deux premiers vers « Où est… ». Il a perdu son énergie morale, ce qui appelle son « mépris de Fortune ». Dans les deux premiers vers, il y a beaucoup d’adjectifs démonstratifs « ça » pour marquer la distance et qui ont une valeur emphatique. D’un point de vue moral, le poète regrette une habitude morale qu’il avait. Les contestations des vers 1 et 2 désabusés des vers 9 à 11. La situation est inversée, la fortune qui est sujet, elle le domine alors que lui la méprise. La force des termes qui caractérise sa situation : « serf », « mille maux » ennuie l’esclave de la fortune qu’il est devenu. Les sonorités qui ponctuent les derniers vers sont bien choisies pour exprimer le malheur. Et si il ne redoutait pas dans le passé qui est évoqué avec nostalgie, c’est par ce qu’à cette époque, il croyait en son génie contrairement à maintenant.
III. L’expression d’un regret qui se situe sur le plan de la création poétique
Il y a l’ambition du poète, la recherche de la gloire, Du Bellay a une haute ambition qui se fonde sur une haute conception du métier de poète. C’est une conception antique reprise par la Pléiade. Cette conception très élevée est associée à une conception aristocratique du poète. Le poète est un être d’élite, supérieur à tout le monde, il méprise la vulgarité. Cette conception est mise en relief par l’inversion au vers 4. L’inversion permet de mettre en relief : « non commune ». Le deuxième quatrain constitue une sorte de tableau mythologique avec les muses. Ce qui est à craindre, c’est que cela produit un résultat artificiel. Ici, au contraire, c’est un quatrain délicieux qui dégage un charme magique. Il a aussi une grande légèreté avec des créatures et pourtant, ces quatre vers forment une longue phrase. Il évoque des plaisirs poétiques, qu’il a perdu mais connu. Ce quatrain évoque une atmosphère érotique et sensuelle. On a souvent comparé l’image que nous présente ce quatrain au tableau d’un peintre italien (Boticelli). On peut remarquer la douceur des sonorités du vers 5 : allitérations en « je », ce qui donne au vers une douceur. On notera aussi la légèreté du vers 8, c’est le fait de la présence de mots courts. C’est en tout cas une strophe admirable qui évoque ses plaisirs poétiques, cette relation privilégiée qu’il porte avec la divinité des arts. Ces plaisirs étaient faits principalement de « libertés ». C’est une relation presque amoureuse (vers 8). Ambiguïté de la relation avec les muses : « Je les menais danser ». Il y a aussi la présence de tristesse et de solitude du poète. Le deuxième tercet reprend successivement les deux caractéristiques de la conception du poète, d’une part l’ambition et d’autre part le désir d’immortalité. Le poète est présenté comme une sorte de personne qui parle sous l’infusion d’une puissance divine. Le dernier vers de ce poème fait écho du deuxième quatrain. Le poème se termine comme un constat désabusé, mélancolique; or le poème doit se terminer par un vers qui exprime parfaitement la mélancolie du poète mais ce dernier vers n’est pas éclatant.
Conclusion
L’ordre des mots est tout à fait remarquable. Les « e » muets créent un effet de sourdine, c’est un vers qui est presque murmuré, post-tonique non élidée. Tout le poème exprime de façon pathétique un sentiment de déchéance. Le poème donne un effet de paradoxe.