Paul Eluard

Eluard, Les dessous d’une vie, La Dame de Carreau

Poème étudié

Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber. Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits. Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge. A l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou. Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point. Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller. Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même. Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour. Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation. Mais ce n’est jamais la même femme. Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître. Aimant l’amour.

Introduction

Nous allons étudier un poème de Paul Eluard, intitulé « La Dame de carreau », tiré « Des dessous d’une vie », en date de 1927. Eluard (1895-1952) fait partie des premiers surréalistes avec André Breton, et Aragon. Ils mettent en place une poésie complexe fondée sur l’écriture automatique et en quête d’un langage poétique totalement renouvelé. Le rêve est un de leurs sujets de prédilection comme une plongée dans un monde insolite et inédit, un réservoir d’images imprévisibles. Dans les « Dessous d’une vie », « La Dame de carreau » est une poésie en prose écrite en 1926, sans doute en l’honneur de Gala, la femme du poète avec laquelle il vivait. Dans un premier temps, nous étudierons un rêve particulier puis, en second lieu, la quête d’un amour absolu et l’image de la femme aimée.

I. Un rêve particulier

Le rêve au-delà de toutes les théories freudiennes fait ici l’objet d’une littérature surréaliste, le rêve devient le matériau idéal pour échapper à la raison. Est-il nocturne ou éveillé ? Il est fréquent, répétitif, sa nature est ambiguë car il est à la fois diurne et nocturne. Nous avons une forte présence de la nuit, « j’en garde assez en moi pour regarder la nuit », il est également question d’éveil. Ce poème doit être celui qu’on fait pendant le sommeil, aux images nocturnes s’opposent l’éblouissement de la nuit, « j’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour ». Le caractère répétitif du rêve évoque davantage le rêve qu’on fait les yeux ouverts. On a l’impression que les deux sortes de rêves se nourrissent l’un l’autre comme s’ils étaient brouillés au niveau temporel. Le passé, le présent et l’avenir sont réunis. Le rêve prend alors place sur l’échelle du temps. L’idée de temporalité est accentuée avec l’expression, « au ciel de mon éternité ». L’ensemble est projeté dans l’éternité de l’écrivain. La plupart des rêves sont évoqués au présent de narration qui se double d’une valeur de généralité et de répétition, cela est confirmé par l’emploi à deux reprises de « toujours », « je rêve toujours d’une vierge ». Le rêve parait éternel dans le temps comme s’il se répétait à l’infini. Il est en boucle, il se referme plus ou moins sur les mêmes éléments et les mêmes termes, nous renvoyant l’image d’un rêve ininterrompu. Il en devient paradoxal. Il s’inscrit selon différents cas de figures, « à l’école », « ailleurs », « une fois ». Les images sont familières et simples et se suivent selon un principe de variété, le poème semble n’être jamais le même. Il a des formes identiques au niveau du rythme, « et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation ». L’auteur joue sur le singulier et le pluriel, « toutes les vierges… une vierge », ce qui donne une nature particulière au poème.

Toutes ces caractéristiques traduisent la nature obsessionnelle du poète en quête d’amour absolu.

II. Le poète en quête d’amour absolu

Nous avons deux occurrences de l’expression « Aimant l’amour ». L’amour est un thème essentiel de son œuvre. Cela traduit que le fait d’aimer, l’amour en général justifie sa poésie. Mais la quête est ici celle d’un amour absolu. Nous avons une première image qui illustre le lien entre l’amour et la mort, « Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir ». Puis une seconde illustrée par la citation suivante, « Jusqu’à m’éveiller », la lumière intérieure est capable d’éclairer toute sa nuit, la lumière intérieure étant son amour. Nous avons également un rythme ternaire qui a la forme d’une gradation qui montre la puissance de cette lumière qu’est l’amour, « pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits ». L’amour transporte, exalte. Le portrait qu’Eluard nous fait de la femme aimée est le signe même de sa quête d’absolu dans l’amour passion. Il sollicite souvent l’imaginaire. La femme réunit tous les caractères du fantasme. Elle est vierge, et cette image est renforcée par d’autres adjectifs comme, jeune, innocente, pure, puis nous apprenons qu’elle est tendre, douce et caressante, « le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse », « Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants ». Elle prend les initiatives, elle est le sujet de tous les verbes, « elle se retourne », « elle passe ses bras », « elle a cherché mes lèvres »… Elle reste cependant lointaine et inaccessible, elle échappe au poète, c’est la raison pour laquelle il conclut, « elle me quitte », « presque étrangers », « elle monte sur un bateau », il suggère ainsi des images de fuite et il ne parvient pas à la ramener au jour. L’aspect intouchable de la femme aimée se voit confirmé dans l’avant dernière phrase, Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître ». Cela met en avant le caractère paradoxal du poème. La femme est présentée de telle façon qu’elle semble devoir toujours rester anonyme et fuyante, à l’état de rêve.

Conclusion

Eluard est très influencé par le surréalisme dans ce poème, par la quête d’amour, le thème de la rencontre, la place du rêve. Il exprime son génie personnel. Ce poème est d’une clarté relative, il est cependant moins recherché et moins obscur que beaucoup de productions surréalistes de la même époque. Il nous offre une variation autour d’un thème cher à la poésie amoureuse, celui de la femme rêvée, nous le retrouvons dans « Mon rêve familier » de Verlaine ou encore dans « J’ai tant rêvé de toi » de Desnos. La femme idéale et fantasmée domine tout au long du poème, car elle reste jusqu’à la fin inaccessible.

Du même auteur Eluard, Capitale de la douleur, La Courbe de tes yeux Eluard, Giorgio de Chirico Eluard, A mes amis exigeants, La poésie doit avoir pour but la vérité pratique

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