Jacques Brel

Brel, Les Vieux

Poème étudié

Les vieux ne se parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux
Même riches ils sont pauvres ils n’ont plus d’illusions et n’ont qu’un cœur pour deux
Chez eux ça sent le thym le propre la lavande et le verbe d’autan
Que l’on vive à Paris on vit tous en province quand on vit trop longtemps
Est-ce d’avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d’hier
Et d’avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières
Et s’ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d’argent
Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non qui dit je vous attends
Les vieux ne rêvent plus leurs livres s’ensommeillent leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre puis du lit au fauteuil puis duis du lit au lit
Et s’ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C’est pour suivre au soleil l’enterrement d’un plus vieux l’enterrement d’une plus laide
Et le temps d’un sanglot oublier toute une heure la pendule d’argent
Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non et puis les attend
Les vieux ne meurent pas ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l’autre reste là le meilleur ou le pire le doux ou le sévère
Cela n’importe pas celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être vous le verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s’excusant déjà de n’être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d’argent
Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non qui leur dit je t’attends
Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend

Brel, Les Vieux

Introduction

Jacques Brel est à la fois auteur, compositeur et interprète belge, d’origine flamande (1929-1978) mais d’expression française, au ton mordant, critique, associé à une grande poésie. Ce texte s’inscrit dans une longue tradition qui fait de la chanson un domaine artistique authentique, qu’elle soit d’origine savante ou populaire.

Parmi les troubadours des temps modernes, la postérité retiendra sans doute les noms de Juliette Gréco, Georges Brassens, Léo Ferré et de tous les chanteurs, qui, à partir des années cinquante, ont su s’éloigner des productions vulgaires et standardisées pour redonner du lustre à la chanson française.

Cette chanson est noble, on peut la considérer comme un poème.
Le thème de la fuite du temps fait partie des hantises de Brel : pour lui l’âge d’or est l’enfance. C’est pourquoi Brel évoque sur un registre réaliste et pathétique la vie banale des « vieux ».

I. Une vision réaliste et pathétique de la vieillesse

1. Une chanson réaliste

Brel utilise un terme péjoratif pour évoquer « les vieux » sans complaisance.

Ce poème est une description des vieillards, de leurs occupations et de leur mode de vie. Brel insiste de manière récurrente sur la présence de la « pendule d’argent » dans le salon, emblème de la fuite du temps.

Les sensations olfactives sont évoquées au vers 3 : « Chez eux ça sent le thym le propre la lavande ».

L’absence d’occupation rend leur vie bien terne : « Les vieux ne rêvent plus leurs livres s’ensommeillent leurs pianos sont fermés » (v.9), « le muscat du dimanche ne les fait plus chanter » (v. 10), « Du lit à la fenêtre puis du lit au fauteuil puis duis du lit au lit » (v.11)

Brel décrit de manière réaliste leur aspect physique : il insiste sur le timbre de leur voix connotant leur vieillesse (« leur voix se lézarde » v. 5), leur état physique (« ils tremblent un peu » v.7) entraînant une absence d’occupation « Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides » (v.11), « s’ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide » (v.12).

2. Une vision pathétique

Ce poème évoque la vieillesse, la suggère par certaines images qui sont originales.

L’explication des signes de la vieillesse : leur voix qui se lézarde (v.5), le tremblement de leurs membres (v.7) viennent de la nostalgie du passé, les larmes (« Et d’avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières » v.6) renvoient aux souffrances endurées.

Le poète a recours à une métaphore contribuant à la tonalité pathétique du texte : la « voix qui se lézarde » (v.5).

L’énumération du vers 3 crée un effet de surprise « ça sent le thym le propre la lavande et le verbe d’autan ».

Le vers 13 « tout habillés de raide » connote l’habit empesé du dimanche.

Le vers 1 « [parlent] seulement parfois du bout des yeux » connote la fragilité des liens qui les unissent aux autres.

L’hypallage du vers 11 « leurs gestes ont trop de rides » cherche à susciter la compassion du public.

II. Une construction symphonique

1. Structure

La lenteur des « vieux » est suggérée par la longueur même des vers (18 syllabes) et la chanson est interprétée par Brel sur un tempo lent.

Cette lenteur est reprise par le thème récurrent de l’immobilité des vers 10, 11 et 12.

Cette immobilité entraine le rétrécissement de leur horizon de vie qui se limite à leur maison ou à leur appartement. Ils ne sortent presque plus, sauf à l’occasion d’un « enterrement » (vers 14).

Les « vieux » connaissent un emprisonnement à la fois physique et moral : « ils n’ont plus d’illusions » (v.2), « Les vieux ne rêvent plus » (v.9), « le muscat du dimanche ne les fait plus chanter » (v.10). Toutes ces expressions révèlent à quel point leur vie est devenue morne, terne.

Les thèmes s’entrelacent et on débouche dans la 3ème strophe sur une mise à l’écart. Une gradation se fait voir.

2. Gradation tragique

Leur solitude est progressive et entraîne la dégradation : ils « n’ont qu’un cœur pour deux » (v.2), signe d’un rétrécissement.

Ils voient mourir les autres et vont « suivre au soleil l’enterrement d’un plus vieux l’enterrement d’une plus laide » (v.14)

La rupture du couple est complète dans la troisième strophe : « ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant »

Le champ lexical de la tristesse des vieillards est développé à travers les mots et expressions suivants : « leur voix se lézarde » (v.5), « trop pleuré », « larmes » (v.6), « plus chanter » (v.10), « un sanglot » (v.15), « en pluie et en chagrin » (v.21)

La monotonie est connotée par le rythme ternaire de chacun des vers (6/6/6), l’emploi de rimes suivies ou plates, la présence du refrain à la fin de chaque strophe (« la pendule d’argent/ Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non »).

La répétition des formules négatives accentue la tristesse et le manque : « ne se parlent plus », « n’ont plus d’illusions », « ne rêvent plus », « ne meurent pas ».

Les vieux se ressemblent tous, la chanson insiste sur l’uniformisation de la vieillesse : « Mêmes riches ils sont pauvres « (v.2), « Que l’on vive à Paris on vit tous en province » (v.4), « l’enterrement d’un plus vieux l’enterrement d’une plus laide » (parallélisme du vers 14).

III. La menace du temps

1. Un thème universel

Le thème de la vieillesse est universel, il nous concerne tous et hante bien souvent nos esprits.

Cette obsession de la fuite du temps est suggérée par le refrain : « Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non » et par les vers 7-8 de la strophe 3 : « Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non qui leur dit je t’attends / Qui ronronne au salon qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend ».

Les indices d’énonciation rappellent que personne n’échappe à l’emprise du temps : « Que l’on vive à Paris on vit tous en province quand on vit trop longtemps » (v.4). Le pronom personnel « on » a une valeur générale, universelle.

Au vers 21, Brel apostrophe directement le public : « Vous le verrez peut-être vous le verrez parfois en pluie et en chagrin ». L’emploi du pronom personnel « vous » permet de toucher le lecteur, de l’interpeler.

2. Le symbole de l’horloge

Le temps qui passe est représenté, matérialisé par la présence obsédante de l’horloge. Elle est personnifiée : elle « ronronne au salon », elle « qdit oui » ou « dit non » et puis elle « les attend » (vers16).

L’horloge a la parole, elle « dit oui », « dit non », ce qui renvoie au tic-tac de l’horloge, ce tic-tac est aussi une oscillation entre la vie et la mort.

Elle « ronronne » : ce verbe suggère la monotonie du temps qui passe.

Cette menace de la mort est présente dans le refrain, mais aussi dans les tremblements des vieux (« ils tremblent un peu » v.7) dus à leur vieillesse ou à leur peur devant l’horloge qu’ils cherchent à « oublier toute une heure » (v.15) « Et fuir […] une dernière fois la pendule d’argent ».

Au vers 17, la mort apparaît moins méchamment. Brel emploie un euphémisme : « Les vieux ne meurent pas ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps ». La mort est adoucie par l’image du sommeil.

Conclusion

A travers cette chanson, Brel renouvelle de façon originale le thème lyrique de la fuite du temps.

A travers l’évocation des « Vieux », il brosse un portrait à la fois réaliste, effrayant et émouvant de la vieillesse.

Ce poème stimule notre compassion grâce au registre pathétique qu’il met en œuvre.

Jacques Brel cherche à éveiller en nous la compassion tout en mêlant à son texte des touches de tendresse (les vieux se tiennent par la main, sont nostalgiques du passé).

Brel est conscient que la vieillesse et la mort le guettent, il en a peur comme le rappelle la présence obsédante de l’horloge, symbole du temps qui passe inéluctablement.

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