Jacques Prévert

Prévert, Paroles, Promenade de Picasso

Poème étudié

Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
Face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu’elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
et plusieurs tours dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui tourne
dans une assiette réelle
sournoisement sur elle-même
doucement sans bouger
et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz
parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait
la pomme se déguise en beau bruit déguisé
et c’est alors
que le peintre de la réalité
commence à réaliser
que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux indigent
comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité
le malheureux peintre de la réalité
se trouve soudain alors être la triste proie
d’une innombrable foule d’associations d’idées
Et la pomme en tournant évoque le pommier
le Paradis terrestre et Ève et puis Adam
l’arrosoir l’espalier Parmentier l’escalier
le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l’Api
le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché originel
et les origines de l’art
et la Suisse avec Guillaume Tell
et même Isaac Newton
plusieurs fois primé à l’Exposition de la Gravitation Universelle
et le peintre étourdi perd de vue son modèle
et s’endort
C’est alors que Picasso
qui passait par là comme il passe partout
chaque jour comme chez lui
voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l’assiette
et s’en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.

Prévert, Paroles

Introduction

Jacques Prévert est né le 4.02.1900 et est mort le 11.04.1977. Il a eu beaucoup de mal à se faire reconnaître des critiques car on lui reprochait sa poésie trop simple.

A présent, il est considéré comme un des plus grands poètes du XX° siècle et il est publié dans la collection de La Pléiade, synonyme de consécration, d’honneur pour un écrivain.

Jacques Prévert écrivit en 1949 la « Promenade de Picasso », poème qui a sa place dans son recueil Paroles, et qui exprime les sentiments du poète vis-à-vis de l’art.

Mais est-ce bien là un poème ? Certes, malgré la forme moderne on le considère comme tel. Cependant, dès la première lecture, n’apparaît-il pas comme autre chose qu’un poème, s’apparentant à la chanson de geste du Moyen Age parce que surtout fait pour être entendu et non pas lu ?
On peut même trouver de par la simplicité du vocabulaire et le rythme des liens avec les comptines pour enfants et les chansons des tout-petits. D’ailleurs de nombreux poèmes de Jacques Prévert sont appris dans les classes enfantines.

I. Une poésie libérée des contraintes

1. Un poème en vers libres

La Promenade de Picasso » est un poème sans forme fixe. Il n’y a ni rimes, ni ponctuation et le nombre de pieds est très variable.

Prévert après Rimbaud a cassé la versification qui ennuyait et limitait le poète. C’est cette totale liberté d’action, cette absence de contraintes qui rend ce poème si attachant. Le poète semble laisser les mots libres de faire ce que bon leur semble, le style est donc bref, procédant par groupes de mots, par répétitions, ce qui donne tout ce rythme au poème.

Outre le fond du poème et le déroulement de l’histoire, on s’aperçoit bien vite que le poète a laissé la bride sur le cou de l’imagination, il écrit en s’amusant, joue à cache-cache avec les mots, avec les consonnes et les associations d’idées.

2. Les cinq phrases du poème

On peut malgré tout distinguer cinq phrases dans ce poème grâce à l’emploi des majuscules.

La première phrase met en place le sujet : « sur une assiette…une pomme pose ».

Dans la deuxième on découvre que la pomme a une vie propre, et va rendre le peintre à moitié fou.

Puis on assiste au « rêve » du peintre. Son imagination déborde, lui faisant entrevoir non plus une pomme, mais des centaines de pommes.

Puis arrive Picasso qui d’un seul coup d’œil embrasse la scène et comprend le charme.

Enfin le célèbre peintre trouve la solution au problème qu’il résout d’une manière tout à fait personnelle.

3. Le canevas du poème

Le canevas du poème est assez simple : un malheureux peintre, figuratif. Deux éléments le détourneront de la voie qu’il a prise (et qui semble mauvaise pour tout le monde) : la pomme et Picasso.

D’emblée on se rend compte que la pomme n’est pas une pomme habituelle. Elle pose. Tout comme poserait un jeune modèle féminin. Ce mot « pose » d’ailleurs n’évoque pas moins l’attitude immobile et modeste qu’un certain contentement de soi, un petit caractère qui ne s’en laisse pas conter.

En effet, le malheureux peintre a toutes les peines du monde, sa pomme ne veut pas se laisser peindre. « Elle ne se laisse pas faire…elle a son mot à dire. Ici, c’est le premier clin d’œil du poète au lecteur. L’art de la nature morte ne satisfait pas cette pomme, en vain lui parlerait-on de toutes ses sœurs qui se sont laissé peindre au cours des siècles. Elle ne veut pas, c’est tout.

Et comme elle est rusée, elle tourne sur elle-même, imperceptiblement, sournoisement, puis elle se déguise. A travers cette pomme transparaît le portrait habituel de la femme, volontaire, qui ne veut en faire qu’à sa tête et qui agit en douceur avec un air de ne pas y toucher.

Elle se déguise ou plutôt s’apparente à toutes les pommes célèbres, comme celle du paradis, celle des Hespérides, celle de Guillaume Tell et celle d’Isaac Newton… Et puis, lorsque surgit Picasso qui semble comprendre fort bien ses sentiments, elle lui dit merci et se laisse croquer.

II. Le rôle de la pomme

1. Une pomme inhabituelle

Picasso, peintre célèbre, mondialement connu, arrive dans l’atelier du peintre comme une apparition. Comme l’ange bienfaiteur, il arrange tout, mais d’une manière qui est pour le moins surprenante, et qui pourrait sembler méchante.

Comment ! Voilà un malheureux peintre à qui la fortune ne semble point sourire, qui veut peindre une belle pomme sur une assiette, non point vulgairement en faïence mais en porcelaine, et qui n’y arrive pas. Tout d’abord la pomme ne veut pas se laisser peindre et elle lui joue un tour pendable. Après une série d’hallucinations éprouvantes, il s’endort. Mais il est tiré de son doux sommeil, « arraché à ses songes comme une dent », par un fracas de porcelaine brisée, et voit son modèle détruit et sa toile inachevée !

2. L’apparition de Picasso

Pourtant un doute nous assaille : on croit la pomme et Picasso alliés pour martyriser le peintre, mais une petite phrase nous trotte par la tête : « Quelle idée de peindre une pomme dit Picasso. »

Et pourtant, et si ces deux complices n’avaient voulu que le bien du poète, que le voyant dans une mauvaise voie, ils aient voulu corriger son œuvre.

3. Une source d’inspiration

En effet se dit la pomme, pourquoi me dessiner, pourquoi pas le duc de Guise dans ce cas ; et elle fait surgir dans l’esprit de ce malheureux peintre de la réalité des visions merveilleuses et extraordinaires, qui sont au fond de lui, dans sa mémoire, dans son imagination, sans qu’il s’en serve.

Pourquoi peindre ce que tout le monde peut voir tous les jours, alors que l’on possède en soi tant de ressources de beauté. D’ailleurs Picasso le comprend fort bien, lui qui, après une période de réalisme, s’orienta définitivement vers le cubisme et les pures créations de l’esprit. Aussi, tout à fait en accord avec la pomme, il casse le modèle pour que le peintre ne puisse plus puiser qu’en lui-même.

On trouve souvent chez Prévert ce mélange d’amertume, de tristesse et de gaieté à la fois. Comme l’homme qui porte un nom ridicule et qui en est malheureux, et qui lorsqu’il découvre qu’il est le seul à porter ce nom devient plus gai. Tout comme cet homme qui pêche et qui pense aux voyages que font les mariniers, il pense qu’ils doivent avoir une vie heureuse, pas comme lui qu’une femme acariâtre attend.

Ici c’est la condition du peintre qui est amère, on sent que sa vie n’est déjà pas facile et qu’en plus on l’ennuie, on le change brutalement. Peut-être est-ce pour son bien, mais le réveil est pénible, et le changement de voie fait sans douceur. D’ailleurs on imagine très bien, à la place de Picasso, Prévert croquant la pomme.

III. La fantaisie de Prévert

1. Un poème qui fait sourire

Par delà le fond du poème et les intentions du poète, on distingue une sorte de jeu auquel s’adonne avec délices Prévert.

Pour exprimer la même idée, il aurait fort bien pu écrire un réquisitoire contre le réalisme, mais cela aurait eu beaucoup moins de charme. On ne peut s’empêcher de sourire, à la lecture de ce poème. Cela glisse entre les lèvres avec légèreté et malice.

Avec Prévert, rien n’est ennuyeux ; avec fantaisie, il nous expose son histoire, tout comme il ferait un conte pour enfants, les mots sont simples, et bien qu’ils n’aient rien de drôle en eux-mêmes, leur alliance avec d’autres mots fait sourire (« et comme un duc de Guise qui se déguise en bac de gaz parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait »).

2. Des mots animés d’une vie propre

Les mots sont animés d’une vie propre, ils semblent échapper à leur auteur, ils jouent entre eux et à l’aide de répétitions, de chassés-croisés de consonances ils arrivent à transformer une histoire qui pourrait être banale, en un conte de fées moderne.

On peut même distinguer à certains moments des sortes de contre pèteries, qui ne manquent pas de saveur « le serpent du Jeu de Paume et le serment du Jus de Pomme ».

3. Les associations d’idées

Lorsque le « peintre de la réalité » se trouve être la proie d’une foule d’associations d’idées, on pense immédiatement aux jeux surréalistes et particulièrement à celui de l’écriture automatique. C’est tout à fait cela entrecoupé cependant de jeux de mots.

Car toute cette énumération qui a pour lien les pommes ressemble un peu au spectacle que l’on a lorsque l’on regarde dans un kaléidoscope. Sans que le fond change, la forme varie à l’infini. Au paradis succède le nom des pommes Reinette, Api, Canada. Toutes les réminiscences historiques, culturelles, infantiles ressurgissent.

A certains noms rappelés à la conscience, Prévert ajoute un plaisant commentaire (« Newton plusieurs fois primé à l’Exposition de la Gravitation Universelle »). Le ton généralement drôle et bon enfant est parfois ironique, visant à dénoncer quelque chose de mauvais selon lui (« comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité »).

Souvent dans les poèmes de Prévert on trouve des morceaux de dialogues qui ajoutent beaucoup de vie au poème. Le ton change constamment, le style parlé est mêlé à des phrases emphatiques, ce qui donne un style assez sautillant.

Conclusion

Ce genre de poème fait partie de ceux qu’on aime à lire à haute voix, pour leur tonalité, comme pour leur vivacité.

D’ailleurs tous les montages des poèmes de Prévert au théâtre rendent très bien la vie, les situations qu’on peut voir chaque jour, tout cela mêlé de gouaille, de tendresse, d’amertume aussi et de beaucoup d’humour.

C’est pour cela que son succès est de plus en plus grand parmi les jeunes, les moins jeunes et les très jeunes.

Qui de notre génération n’a pas récité dans son enfance le « Voyage autour de la terre » ou « Comment peindre un oiseau ? » ?

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