Jules Laforgue

Laforgue, Le Sanglot de la Terre, La Cigarette

Poème étudié

Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes,
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord,
Me plonge en une extase infinie et m’endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes(1).

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l’on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des chœurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le cœur plein d’une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

Laforgue, Le Sanglot de la Terre, La cigarette

(1) Brûle-parfum

Introduction

Jules Laforgue fait partie de ces poètes de la deuxième moitié du XIXe siècle au destin tragique, comme Baudelaire, Verlaine ou Rimbaud.

Inadapté à la société, malade, mal reconnu en tant que poète, il meurt à l’âge 27 ans en laissant une œuvre inachevée mais prometteuse.

Les vingt-neuf poèmes réunis sous le titre Le Sanglot de la Terre, et publiés après la mort du poète (1901), ont été sans doute composés entre 1880 et 1882. Recueil d’adolescent encore, que Laforgue, après maints remaniements, ne se résoudra pas à publier, tout agacé qu’il est de n’y trouver qu’un « ramassis de petites saletés banales. » La cigarette offre pourtant déjà l’image d’une singulière maîtrise des moyens poétiques, que Laforgue mobilise à l’évidence dans le sens de l’économie : désespoir et ricanement s’y déploient harmonieusement, sans pathos ni complaisance.

Dans ce sonnet, extrait du Sanglot de la terre, publié alors qu’il n’a que vingt ans, le poète raconte comment, fumant une cigarette, il part dans un voyage onirique qui l’éloigne du réel sordide et le conduit vers un univers imaginaire plus plaisant. Quels sont les enjeux de ce voyage ?

Pour répondre à la question, nous nous demanderons d’abord pour quelles raisons le poète quitte la réalité. Nous décrirons ensuite l’univers fantaisiste qu’il atteint. Enfin, nous examinerons si l’expérience ainsi décrite apporte le bonheur ou non.

I. Les raisons du départ

1. Le rejet de la réalité

La première strophe exprime l’ennui du poète devant la vie ordinaire.

Dès le premier vers en effet, le constat est sans appel : « oui, ce monde est bien plat ». L’affirmation banale « oui », le choix d’un lexique simple (l’auxiliaire être et l’adjectif « plat ») contribuent à accentuer le caractère fataliste de ce constat.

L’ennui est confirmé dès le vers suivant : « Moi, je vais, résigné, sans espoir, à mon sort ».

Le rythme extrêmement découpé du vers, 1+2+3+3+3, crée un sentiment de lourdeur, comme si la marche du poète, « je vais », était entravée par le désespoir. Il ne va d’ailleurs nulle part que vers son « sort », son destin, c’est-à-dire la mort, les deux mots, « mort » et « sort » étant rapprochés par la rime.

La vie se donne ainsi à voir comme dénuée du moindre sens, réduite à n’être qu’une attente de la mort : « et pour tuer le temps, en attendant la mort ».

Le thème réapparaît à la strophe suivante puisque, s’adressant aux hommes, le poète évoque leur mort future : « allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes ».

2. La solution de l’au-delà rejetée

Laforgue va plus loin encore dans le fatalisme, en refusant toute perspective après la mort.

Dès le premier vers en effet, il rejette avec mépris l’idée d’un autre monde, d’un au-delà : « quant à l’autre, sornettes ».

Cette irrévérence à l’égard des croyances religieuses se poursuit au vers 4 : « je fume au nez des dieux de fines cigarettes ». L’attitude du poète est provocatrice. Le choix du pluriel, « des dieux », renvoie plus à la mythologie gréco-latine qu’à la religion chrétienne.

Ainsi, le poète se fait cynique : il tourne en dérision les valeurs humaines. L’adresse aux « vivants » prend dans ces conditions une tonalité particulièrement cruelle : « luttez » est une antiphrase ironique, les hommes ont beau s’agiter et chercher à donner un sens à leur vie, ils vont de toute façon disparaître à jamais.

Transition : L’inadaptation au réel est donc totale : sans espoir ni croyance, le poète doit trouver des solutions pour supporter le poids de la vie. Il va les trouver dans l’imaginaire.

II. Le refuge dans l’imaginaire

1. La cigarette comme moyen d’évasion

La seule délivrance à l’ennui est donnée à la fin de la première strophe : il s’agit des « fines cigarettes ».

L’antéposition de l’adjectif « fines », donne presque à ces cigarettes un caractère humain : elles ne sont pas seulement raffinées, elles apportent plus de subtilité dans un monde « plat ». Ainsi, à la deuxième strophe, donnent-elles naissance à un « méandre bleu » qui conduit vers « le ciel ». Cette fumée devient alors la métaphore d’un chemin susceptible de conduire vers un autre monde.

En fait, ces cigarettes sont sans doute de la drogue. Tout porte à croire en effet qu’il s’agit de l’opium cher aux poètes du XIXe siècle : le « parfum » des « cassolettes », l' »extase infinie », le sommeil qui s’ensuit.

La meilleure preuve est sans doute que le poète perd soudain ses capacités à réfléchir pour devenir un objet totalement passif. Le « moi » était sujet à la strophe 1 : « moi, je vais ». Il devient objet à la strophe 2 : « moi (…) le méandre bleu (…) »me plonge » et  » m’endort ».

Le rythme de la strophe est d’ailleurs ralenti, par les deux enjambements, aux vers 6-7 et 7-8, comme pour mimer l’endormissement du poète.

2. Un monde plein de fantaisie

Cette utilisation de la drogue est confirmée par la description du monde imaginaire auquel accède le poète à la strophe 3.

Il s’agit en effet d’une série d’hallucinations, qui relèvent du « rêve » le plus fou. Elles sont visuelles, comme le suggère le verbe « voir » : des « éléphants », non roses, mais « en rut » valsent avec « un chœur de moustiques ». Elles sont également auditives puisqu’on croit entendre une « valse » et des « chœurs », c’est-à-dire des chants. Le poète semble trouver dans ces visions artificielles une nouvelle énergie. Le « et » qui inaugure la strophe fonctionne comme un nouvel élan après l’endormissement. Le « je » retrouve par ailleurs sa position de sujet : « j’entre ».

Il se transforme cependant dès le vers suivant en « on » comme si le poète, sous l’effet de la drogue, avait du mal à trouver une identité vraiment stable.

De fait, la vision est dominée par une extrême confusion : nous sommes à la fois au « paradis » et dans « un « rêve », les animaux les plus gros « se mêlent » aux minuscules, et la grâce de la valse est accompagnée d’une activité sexuelle violente, « rut ».

Même la versification mêle brutalité, avec les rimes en « -ique » ou le mot « rut » à l’hémistiche, et douceur avec un rythme régulier (6+6) qui évoque la danse.

La régularité du sonnet, quant à elle, a disparu : les deux premières strophes obéissaient au schéma traditionnel (abba, abba), mais les deux tercets s’éloignent de la norme (cddcee).

Transition : Par le moyen de la drogue, le poète parvient donc à s’évader et à rejoindre son propre « paradis ». Mais les effets sont transitoires et le retour au réel est inévitable. Que va-t-il alors retenir de cette expérience ?

III. Bilan d’une étrange expérience

1. Un retour au réel apaisé ?

Le dernier tercet raconte sans ambiguïté le retour au réel : « je m’éveille » s’oppose ainsi à « m’endort » et « rêve ».

Le poète ne « voit » plus d’éléphants mais il « contemple » son propre « pouce rôti comme une cuisse d’oie ». On peut imaginer qu’il s’est brûlé en oubliant, dans son délire, la cigarette qu’il tenait à la main. Le choix de rimes suivies « joie » « oie » confirment le retour à la platitude.

Ce retour au réel semble s’opérer en douceur : le « cœur » est « plein d’une douce joie », le « je » retrouve sa fonction de sujet et son identité.

Pourtant, plusieurs indices laissent penser que le poète n’a pas trouvé la sérénité idéale. Tout porte à croire qu’il devra recommencer pour échapper à nouveau à l’ennui.

Le « et puis » qui commence la strophe, et le présent qui prend alors une valeur itérative dessinent un cycle : l’expérience doit donc se renouveler fréquemment. On peut donc se demander ce qu’en retire le poète.

2. Oscillation entre désespoir et dérision

Tout laisse penser qu’il en retire l’inspiration poétique : « songeant à mes vers » laisse penser qu’il va écrire son poème une fois qu’il aura retrouvé tous ses esprits.

Lire le poème revient donc à comprendre ce qu’éprouve véritablement le poète lors de cette expérience. Or, il semble que les sentiments dominants soient contradictoires.

Le désespoir initial n’est pas entièrement écarté. Il est remplacé par un sentiment plus assourdi.

Ainsi, le poète se tourne à la fin sur son « pouce » comme le ferait un enfant malheureux. Mais c’est surtout l’humour corrosif de l’ensemble du sonnet qui laisse transparaître que le malaise persiste.

Tout le poème en effet repose sur la dérision : le choix des rimes à connotations comiques, » -ette »- ou « -ique » ; le choix d’un lexique animalier insolite, « éléphants », « moustiques », « oie » ; les nombreux calembours (« d’oie » = doigt ; « vers » peut évoquer aussi les vers qui rongent le cadavre futur ; « tuer le temps, en attendant la mort ») ; tous ces procédés contribuent à créer un rire sarcastique qui nous met finalement mal à l’aise.

La dérision atteint tout et tout le monde : les hommes, « futurs squelettes », la mort, les croyances religieuses, le poète lui-même (son pouce l’apparente à une oie !).

Ainsi la souffrance persiste, même après le voyage onirique. Elle n’a d’ailleurs jamais vraiment quitté le poète : même le « méandre bleu » de la cigarette se « tord » comme sou l’effet d’une invisible douleur.

Conclusion

A la question « quels sont les enjeux de ce voyage », nous pouvons, au terme de ce commentaire apporter des éléments de réponse.

L’enjeu est d’abord existentiel : il s’agit de fuir un quotidien trop plat, incapable d’apporter la moindre consolation à l’idée de la mort.

L’enjeu est aussi poétique : il s’agit d’écrire pour conjurer le désespoir, en se réfugiant dans un monde fait de beauté, de musique et de fantaisie.

A travers ces deux enjeux, c’est une philosophie de la vie que nous propose le poète. La drogue n’est bien sûr qu’une solution illusoire, et le texte ne se veut pas une apologie de ses pouvoirs. Il ne reste que l’humour, même noir : sourire de notre condition pour éviter d’en pleurer.

Cette forme dissonante soigneusement cultivée est au service d’un désespoir grinçant. Tel est le registre revendiqué par Laforgue, qui s’inscrit dans une postérité baudelairienne soigneusement décalée. La fantaisie de l’univers, son extravagance, renoncent à l’expression pathologique du spleen et disent en mineur les atermoiements d’une âme désenchantée. Comment exprimer l’Ennui après Baudelaire ? La question a dû se poser sans doute à cette génération de poètes « fin de siècle ». Laforgue, quant à lui, lourd de cet héritage, y répond par l’humilité du ton et l’élégance de la dérision.

Du même auteur Laforgue, Les Complaintes, Complainte d'un autre dimanche Laforgue, Spleen

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