Lisle, Poèmes barbares, Paysage Polaire
Poème étudié
Un monde mort, immense écume de la mer,
Gouffre d’ombre stérile et de lueurs spectrales,
Jets de pics convulsifs étirés en spirales
Qui vont éperdument dans le brouillard amer.
Un ciel rugueux roulant par blocs, un âpre enfer
Où passent à plein vol les clameurs sépulcrales,
Les rires, les sanglots, les cris aigus, les râles
Qu’un vent sinistre arrache à son clairon de fer.
Sur les hauts caps branlants, rongés des flots voraces,
Se roidissent les Dieux brumeux des vieilles races,
Congelés dans leur rêve et leur lividité ;
Et les grands ours, blanchis par les neiges antiques,
Çà et là, balançant leurs cous épileptiques,
Ivres et monstrueux, bavent de volupté.
Leconte de Lisle, Poèmes Barbares (1862)
Introduction
Leconte de Lisle est né à Saint-Paul de la Réunion, le 23 octobre 1818. C’est autour de lui que se concentre, dans les années 1860, le groupe dit du « Parnasse » en raison du mont Parnasse qui, en Grèce, désigne le séjour des muses inspiratrices de la poésie.
Les jeunes poètes du courant littéraire du Parnasse réagissent contre le romantisme sentimental et veulent, grâce au culte de la perfection formelle, éterniser les grandes émotions et les fortes pensées philosophiques.
Leconte de Lisle écrivit les Poèmes Barbares, les Poèmes Antiques, les Poèmes Tragiques
Dans un poème extrait des Poèmes barbares et intitulé « Paysage polaire », Leconte de Lisle décrit un aspect de la nature qui a rarement inspiré les artistes français, et que lui-même ne connaît pas personnellement.
Il en peint le tableau en se montrant certes sensible aux aspects concrets, mais l’essentiel pour lui semble plutôt être l’atmosphère que de tels lieux suggèrent et la volonté de nous faire pénétrer dans un monde étrange.
I. Un paysage inhospitalier
1. L’importance du décor
Le poète évoque un paysage de côtes lointaines, froides et escarpées comme le montrent les termes « écume de la mer » (v.1) ; et « flots destructeurs » (v.9), « brouillard » (v.4) et « vent » (v.8), « gouffre » (v.2), « pis » (v.3) et « hauts caps » (v.9), « glace » (v.11) et « neiges » (v.12).
Toute forme de vie paraît à première vue bannie : « monde mort » (v.1), « gouffre d’ombre stérile » (v.2).
2. Les « personnages »
Ce n’est qu’à la fin du poème que surgissent les « personnages » attendus : les « grands ours » (v.12).
Ils sont saisis dans un état (« blanchis par les neiges », v.12) et une attitude pittoresque : « balançant leurs cous » (v.13) mais assez conventionnels.
Les moyens de la description mis en œuvre par le poète sont les suivants : fréquence des déterminations par l’abondance des adjectifs qualificatifs ; des groupes nominaux constituent à eux seuls l’élément principal d’une phrase.
Les premier et deuxième quatrains sont construits sur le même modèle syntaxique : une proposition principale de type nominal (vers 1,2,3 ou 5) suivie d’une proposition relative à valeur déterminative (vers 4 ou 6-7) ; les formes verbales conjuguées indiquent plus des situations que des actions (« se roidissent », vers 10 ; « bavent de volupté », vers 14), tout comme le participe « balançant » (vers 13).
3. La mise en tableau
Elle est assurée par la disposition des différents éléments du paysage : plan large et arrière-plan (premier et deuxième quatrains), rétrécissement du champ de vision (plan intermédiaire) : « Sur les hauts caps » (vers 9) et tout le premier tercet, gros plan final sur les personnages (deuxième tercet).La structure générale du sonnet contribue donc au procédé.
De plus, les rimes masculines sur lesquelles se terminent chaque strophe et le poème tout entier avec la valeur sonore de « fermeture », la ponctuation qui fait que chaque quatrain se termine par une pause forte (loi du sonnet classique) , enfin le respect de la disposition classique des rimes dans les deux tercets (cc d ee d), tout cela contribue, du point de vue mélodique, à « encadrer » fortement l’évocation.
Transition : Nous avons bien affaire à un « paysage » au sens pictural du terme, représentant des lieux étrangers sans doute à l’expérience du poète (il ne donne aucun indice précis de localisation), étrangers en tout cas à celle de la majorité des lecteurs. D’ailleurs, le poète ne souligne-t-il pas sa volonté d’accuser l’étrangeté de ce paysage ?
II. Un monde paradoxal
1. Un monde « mort »
Ce sonnet évoque un monde « mort » d’où la vie n’est pourtant pas absente.
Le sol, par la métaphore du vers 1, ne paraît être qu’ « écume de mer », c’est-à-dire une matière sans consistance et, qui plus est, inféconde du fait de l’absence de soleil : l’hypallage du vers 2, « ombre stérile » le souligne.
Toute vie végétale comme toute vie humaine sont absentes.
Pourtant la vie existe : la vie animale (« les grands ours ») et surtout celle des éléments de la nature dans lesquels elle paraît s’être réfugiée : les « pics » sont atteints de convulsions, ils s’avancent dans le brouillard, ils sont éperdus, c’est-à-dire profondément troublés, dans leur esprit, par une émotion violente. Un processus de personnification est donc à l’œuvre.
De même pour l’évocation du vent qui « arrache à son clairon » « les rires, les sanglots, les cris aigus, les râles ».
2. Émotion et souffrance
Ce même alexandrin réunit deux par deux, de part et d’autre de la césure des sons opposés.
De plus, le premier hémistiche évoque des émotions tandis que le second évoque la souffrance ; la distribution des accents toniques souligne cette opposition (2 + 4 / 4= 2) : « Les rires, les sanglots // les cris aigus, les râles ».
3. Mouvement et immobilité
Tous les éléments du paysage sont en mouvement, mais les dieux sont dans une immobilité cadavérique : « se roidissent », « congelés », « lividité ».
Dans ce paysage de désolation, il est étonnant que surgisse le mot de « volupté » qui clôt le poème.
Transition : Nous constatons que s’opère une métamorphose de la réalité. Celle-ci nous introduit dans un monde qui n’est pas celui où nous vivons habituellement – et non pas seulement pour de simples raisons géographiques.
III. Un monde fantastique
1. Une vision pathologique, source d’inquiétude
Les pics sont atteints de convulsions, les dieux ont la « lividité » des cadavres, les grands ours sont « épileptiques ».
L’hypallage du vers 13 et, de ce fait, la place de cet adjectif à la rime soulignent l’importance de ces manifestations paroxystiques qui rappellent les pics « convulsifs » du vers 3.
L’inquiétude s’exprime à travers une vie animale étrange et inquiétante, la persistance d’un grondement sourd à travers tout le poème du fait de la récurrence de sons vocaliques nasalisés audibles dès le premier vers où ils sont soutenus par l’allitération en « m ».
On les retrouve à chaque vers, sauf au vers 10, et parfois à plusieurs reprises dans un même vers (notamment vers 4,9 et 13).
2. Un monde insolite qui n’obéit pas aux lois naturelles
Les éléments perdent leurs caractéristiques habituelles : la mer, le ciel, le vent se minéralisent (cf « écume », mot ambigu qui peut désigner aussi le silicate naturel de magnésium, « rugueux » et « blocs », « fer »).
Les bruits sont aussi matériels que des oiseaux qui « passent à plein vol » (vers 6).
Le « clairon », qui n’est pas de cuivre, est dans l’impossibilité de sonner harmonieusement.
Ce qui habituellement est caractérisé par la stabilité l’est ici par le mouvement : « pics convulsifs étirés en spirales », et l’enjambement des vers 3-4 souligne l’élan.
Les repères temporels sont perturbés : cet univers surgit ou plutôt ressurgit d’un passé immémorial : cf « les Dieux brumeux des vieilles races » (v.10), les neiges « antiques », pour s’établir dans un présent éternel que fixent, dans chaque strophe les formes verbales du présent.
3. Un univers proprement infernal
Le mot « enfer » apparaît, à la rime du vers 5. Il est annoncé par l’adjectif « spectrales », à la rime du vers 2, et repris par les adjectifs « sépulcrales » à la rime du vers 6 et « sinistre », vers 8, c’est-à-dire étymologiquement de mauvais augure, « qui fait craindre un malheur ».
C’est un lieu de souffrance et de tourment : cf « éperdument » (vers 4) c’est-à-dire à la façon de quelqu’un qui a l’esprit profondément troublé par une émotion violente, « clameurs », « sanglots », « cris aigus », « râles » (bruit rauque de la respiration au seuil de la mort).
En effet, c’est aussi un lieu de mort comme l’indiquent déjà le premier vers mais aussi l’adjectif « sépulcrales ».
C’en enfin un monde où règnent des dieux figés dans leur froide impuissance, ce qui constitue une image inédite de l’enfer.
Conclusion
Voilà le tableau d’une vie élémentaire, étrangère à notre civilisation, arrêtée dans une éternité de rigueur et de souffrance dépourvue de tout espoir.
Peint avec une totale impassibilité de la part de l’auteur, ce sonnet manifeste le souci d’une grande rigueur formelle et d’une expression plastique de son inspiration.
Leconte de Lisle manifeste ici son goût de l’ »exotisme », entendu au sens large que lui confère l’étymologie (« goût des choses concernant des pays lointains et n’appartenant pas à notre civilisation », Robert).
Il rend ainsi évidente son appartenance au mouvement parnassien.