Maurice Scève

Scève, Délie, Objet de plus haute vertu, Moins je la voie, certes plus je la hais…

Poème étudié

Moins je la vois, certes plus je la hais :
Plus je la hais, et moins elle me fâche.
Plus je l’estime, et moins compte j’en fais :
Plus je la fuis, plus veux qu’elle me sache.

En un moment deux divers traits me lâche
Amour et haine, ennui avec plaisir.

Forte est l’amour, qui lors me vient saisir,
Quand haine vient et vengeance me crie :
Ainsi me fait haïr mon vain désir
Celle pour qui mon cœur toujours me prie

Scève, Délie, objet de plus haute vertu

Introduction

Délie, objet de plus haute vertu est un recueil de dizains écrit par Maurice Scève, poète lyonnais, en 1544. Le quarante-troisième poème évoque, dans une suite de décasyllabes, les contradictions inhérentes à son état. Ce dizain est composé de façon circulaire, cette structure mettant en évidence les ambiguïtés de la passion, qui rend heureux autant qu’elle fait souffrir.

I. Une structure circulaire

Le présent du discours décrit des actions habituelles, répétitives : en effet, les réactions de Maurice Scève s’inscrivent dans un schéma circulaire, illustré par l’emploi de l’adverbe « toujours » vers 10. Cependant on remarque une disposition typographique particulière en ce qu’elle révèle la présence d’un quatrain, suivi d’un sizain disposé en retrait. Or, la disposition des rimes fait apparaître une autre structure : deux quintils. Cette disposition en miroir (ABABB CCDCD) ou en chiasme tresse les rimes de manière savante, à la façon d’un motif de tapisserie. En fait, le distique formé par les vers 5-6 joue le rôle d’un axe, d’un pivot autour duquel s’articulent les deux quintils : le cinquième vers est lié à la première strophe par une rime commune, tandis que le sixième vers introduit une nouvelle rime qui le rattache à la deuxième strophe. Le mètre employé par Maurice Scève entretient aussi un rapport avec la structure du poème, le décasyllabe reproduisant à l’échelle du vers la géométrie du poème (10 vers).

De plus, le premier quatrain reproduit cette circularité par les constructions syntaxiques qui mettent en valeur des effets de parallélisme. Ainsi les deux premiers vers s’enchaînent grâce à la reprise de la même proposition « plus je la hais ». La construction en chiasme autour des adverbes « plus…moins », « moins…plus » (repris vers 3, mais abandonnés au vers 4 au profit du parallélisme « plus…plus ») et des pronoms « je la » (vers 1 et 3) et « elle me » (vers 2 et 4). Ces effets de symétrie sont renforcés par la coupe régulière en 4+6 (avec l’importance de la chute montrant le paradoxe de son état) et par le retour des mêmes sonorités, notamment [è] (« hais » mais aussi « certes ») à la rime et au vers 2 (rime interne) et [a]. Tout le premier quatrain est composé de propositions juxtaposées (v.1-4) et coordonnées (v.2-3) qui opposent des sentiments non maîtrisés et simultanés. Cette simultanéité est rendue par le complément circonstanciel de temps « en un moment » vers 5 qui associe les contraires (« deux divers traits »).

Ces antithèses traduisent l’ambivalence du sentiment amoureux et l’instabilité de l’amant déchiré par des sentiments contradictoires.

II. Les ambiguïtés de la passion

Le paradoxe de son état est exprimé par les nombreuses antithèses qui appartiennent aux champs lexicaux opposés de la présence / l’absence (« vois » v.1 et « fuis » v.4, « moins compte j’en fais » v.3 et « plus veux qu’elle me sache » v.4), de l’amour / la haine (« amour » v.6 et « haine », « estime » v.3 et « fâche » v.2, « me prie » v.10 et « haïr » v.9), de la soumission / la révolte (« forte » v.7 et « saisir », « crie » et « vengeance » v.8), de la souffrance / la jouissance (« traits » v.5 et « ennui » v.6, « vain » v.9 et « plaisir » v.6). Le bouleversement intérieur du poète est d’une telle violence que la haine domine le poème : on relève cinq occurrences du verbes « haïr » et du nom « haine », ainsi que des assonances en [i] qui disent le caractère aigu de cette blessure d’amour. La métaphore guerrière du vers 5, qui fait de la femme une chasseresse, et l’utilisation des verbes hyperboliques « saisir » v.7 et « crie » v.8 indiquent la rudesse de cette joute amoureuse. En fait, Scève illustre à merveille l’étymologie du mot « passion » : du latin « patior », souffrir, la passion amoureuse n’est louée qu’à la mesure des souffrances qu’elle procure.

Si Maurice Scève décrit son mal (vraisemblablement la passion qu’il éprouve pour Pernette du Guillet), il écrit avant tout dans le but de faire une œuvre littéraire dans la plus pure tradition pétrarquiste. Il se met en scène en disant JE, mais la femme aimée n’est pas nommée ; les substituts pronominaux v.1-4 et la périphrase v.10 décrivant plutôt une femme idéale (Délie, le titre du recueil, étant l’anagramme de l’idée ; c’est aussi le surnom de Diane, déesse romaine farouche et réfractaire à tout amour humain). Cette femme reste donc inaccessible, comme le montre l’adjectif « vain » v.9 : le poète ne peut réaliser son désir et souffre seul. Le désordre de la phrase v.5-6 (« amour et haine » est le sujet postposé du verbe « lâche », tandis que le complément d’objet direct « deux divers traits » est antéposé) traduit le désordre intérieur de l’amant, esclave de ses sentiments. Cette servitude s’exprime aussi par l’emploi de personnifications : « l’amour » v.7, « haine » v.7 et 8, « vengeance » v.8, « mon désir » v.9, « mon cœur » v.10 illustrent le fait que l’auteur n’est plus maître de lui-même. Toutefois cette stylisation de la blessure amoureuse demeure tout à fait traditionnelle et reprend les images convenues de la poésie pétrarquiste, notamment la référence aux flèches lancées par Eros ou Cupidon (vers 5). Nourri de culture gréco-latine, Maurice Scève livre donc un brillant exercice de style lyrique qui reflète une haute conception de l’amour.

Conclusion

La structure géométrique du sonnet montre que le poète parvient finalement à maîtriser les tourments amoureux qu’il décrit. L’écriture du discours amoureux semble donc posséder une vertu cathartique en ce qu’elle permet de se libérer des passions.

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