II. Les ambiguïtés de la passion
Le paradoxe de son état est exprimé par les nombreuses antithèses qui appartiennent aux champs lexicaux opposés de la présence / l’absence (« vois » v.1 et « fuis » v.4, « moins compte j’en fais » v.3 et « plus veux qu’elle me sache » v.4), de l’amour / la haine (« amour » v.6 et « haine », « estime » v.3 et « fâche » v.2, « me prie » v.10 et « haïr » v.9), de la soumission / la révolte (« forte » v.7 et « saisir », « crie » et « vengeance » v.8), de la souffrance / la jouissance (« traits » v.5 et « ennui » v.6, « vain » v.9 et « plaisir » v.6). Le bouleversement intérieur du poète est d’une telle violence que la haine domine le poème : on relève cinq occurrences du verbes « haïr » et du nom « haine », ainsi que des assonances en [i] qui disent le caractère aigu de cette blessure d’amour. La métaphore guerrière du vers 5, qui fait de la femme une chasseresse, et l’utilisation des verbes hyperboliques « saisir » v.7 et « crie » v.8 indiquent la rudesse de cette joute amoureuse. En fait, Scève illustre à merveille l’étymologie du mot « passion » : du latin « patior », souffrir, la passion amoureuse n’est louée qu’à la mesure des souffrances qu’elle procure.
Si Maurice Scève décrit son mal (vraisemblablement la passion qu’il éprouve pour Pernette du Guillet), il écrit avant tout dans le but de faire une œuvre littéraire dans la plus pure tradition pétrarquiste. Il se met en scène en disant JE, mais la femme aimée n’est pas nommée ; les substituts pronominaux v.1-4 et la périphrase v.10 décrivant plutôt une femme idéale (Délie, le titre du recueil, étant l’anagramme de l’idée ; c’est aussi le surnom de Diane, déesse romaine farouche et réfractaire à tout amour humain). Cette femme reste donc inaccessible, comme le montre l’adjectif « vain » v.9 : le poète ne peut réaliser son désir et souffre seul. Le désordre de la phrase v.5-6 (« amour et haine » est le sujet postposé du verbe « lâche », tandis que le complément d’objet direct « deux divers traits » est antéposé) traduit le désordre intérieur de l’amant, esclave de ses sentiments. Cette servitude s’exprime aussi par l’emploi de personnifications : « l’amour » v.7, « haine » v.7 et 8, « vengeance » v.8, « mon désir » v.9, « mon cœur » v.10 illustrent le fait que l’auteur n’est plus maître de lui-même. Toutefois cette stylisation de la blessure amoureuse demeure tout à fait traditionnelle et reprend les images convenues de la poésie pétrarquiste, notamment la référence aux flèches lancées par Eros ou Cupidon (vers 5). Nourri de culture gréco-latine, Maurice Scève livre donc un brillant exercice de style lyrique qui reflète une haute conception de l’amour.