Arthur Rimbaud

Rimbaud, Poésies, Le bateau ivre

Poème étudié

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Rimbaud, Poésies

Introduction

Arthur Rimbaud (1854-1891) est tout d’abord un adolescent prodige fugueur et révolté, qui se rebelle contre le nationalisme ambiant, les inégalités, et la guerre (il écrit dès 16 ans « Ma Bohème », « Le Dormeur du Val », …). Puis, à partir de 1871, Rimbaud décide de changer le monde par la poésie et établit un projet poétique ambitieux. Invité à Paris par Verlaine, le poète exalté écrit « Le Bateau ivre » qui lui permettra de s’introduire dans les cercles littéraires parisiens.

Dans « Le Bateau ivre », une poésie « hallucinée », Rimbaud évoque à la fois son adolescent révolté, violente, mais aussi le voyage dans la poésie qu’il va entamer.

I. Une violence triomphante

La violence présente dans ce poème est issue d’une série d’images :

La violence des Peaux-Rouges : la violence transparaît dans leur comportement sauvage « Les ayant cloués nus… ».

Dans les couleurs utilisées par Rimbaud pour dépeindre la scène : « criards », « poteaux de couleurs ».

La violence des éléments : la nature semble déchaînée : « clapotements furieux des marées », « la tempête », « Péninsules démarrées ».

Le « tohu-bohu triomphant » est synonyme de tapage : il résume donc la violence de la mer.

Cette violence des Peaux-Rouges permet au voyageur de passer de l’impassibilité au déchaînement : les fleuves qui encadrent les deux premières strophes, sont « impassibles » au vers 1, et conduisent le voyageur « m’ont laissé descendre », vers les « clapotements furieux des marées ».

La violence, si elle entraîne le voyageur vers le déchaînement, l’entraîne aussi vers la liberté : du fleuve plus ou moins étroit où guident les « haleurs », on passe dans une mer où « gouvernail et grappin » sont « dispersés ».

Pour le poète cette violence n’a rien à voir avec la vision mortifiée des océans propagée par les Romantiques, comme le montre l’allusion à « Oceano nox » de Hugo, que Rimbaud conteste indirectement. Le poète conteste ainsi la vision romantique par la violence. La volonté du poète de s’éloigner de ce monde est marqué par « où je voulais ».

La violence est caractérisée par le déchaînement dans ce poème. Ce déchaînement est caractéristique de l’écriture de Baudelaire et de son dérèglement des sens.

Ce déchaînement naturel se répercute sur le poète : les verbes « courus », « dansé, accompagnés du pronom personnel « je ». Ce déchaînement du poète est véritablement un dérèglement : « Dix nuits ».

II. Un voyage initiatique dans la poésie

Le voyage comporte plusieurs étapes :

La première phase est la purification du voyageur, une libération qui précède l’immersion dans un nouveau monde :

Une purification du monde économique et social : le monde économique est rejeté par la violence, et représente aussi la société dont le poète « se lave ».

La société est dévalorisée par « les haleurs », mais aussi par les « vins bleus et des vomissures », symbole de corruption, de souillure, et de déchéance, qui touchent l’homme.

Une purification douce : « L’eau verte » du lavage, qui « pénétra » le voyageur, est « Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres », c’est-à-dire qu’elle a la douceur de la découverte et de l’initiation : elle marque une volonté de retrouver la faculté d’entrer dans d’autres mondes.

L’entrée dans le monde de la poésie succède à la purification :

L’aliment terrestre, la noblesse de la nourriture spirituelle.

Un monde où les « délires » font accéder à la beauté et à l’amour : ici prend sens l’accélération du rythme du poème, le déchaînement ultime et paroxysmal étant « les délires », les délires poétiques. La beauté est symbolisée par les « bleuités », le bleu étant la couleur de l’azur, de la pureté et de l’infini immatériel, ainsi que par les « rutilements du jour ».

Ce monde poétique va, selon Rimbaud, bien au-delà de la poésie telle qu’elle est pratiquée à son époque. Celle-ci, symbolisée par « nos lyres », est amoindrie par la structure de la comparaison (« plus forte que… »). De la même manière, il apparaît impossible d’accéder aux « rousseurs amères de l’amour » par l’alcool, moyen d’inspiration des poètes maudits, qui est limité ici.

Conclusion

Un poème caractéristique d’une révolte de Rimbaud, symbolisée par la violence omniprésente, qui rappelle le dérèglement des sens chers au poète (poésie « illuminée »).

Un poème qui marque la volonté et le besoin de purification, d’affranchissement d’un monde oppressant. C’est à cette condition qu’on peut atteindre le monde de la poésie.

Un poème qui met en valeur un voyage initiatique qui conduit à la connaissance dans la suite du poème (« J’ai vu… ») mais aussi à la déception. On peut y voir un aspect prémonitoire du destin de Baudelaire qui à cette époque s’engage dans une nouvelle expérience poétique (la rencontre de Verlaine), expérience qui se finira par un échec.

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