III. La dimension provocatrice du sonnet
1. L’attraction charnelle
On peut noter une certaine provocation dans les gestes. Rimbaud joue le rôle d’un adulte aguerri.
Dans le geste : « j’allongeai les jambes sous la tables ». Il s’agit d’un geste familier et viril du baroudeur ou du travailleur de force. Cette pose fait songer au seigneur qui va être servi.
Dans le mot : on peut relever la phrase entre tirets :
– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –
Rimbaud reprend à son compte la phrase lancée à la volée par les clients, ou la phrase type consacrée aux serveuses. Le plus la « fille » est un terme familier. Il s’agit d’une double fausse émancipation, d’une sorte de virilité précoce.
On assiste aussi à un parasitage implicite entre « chère » (jambon…bière) et la chair (femme) à travers des associations fatales (les tétons énormes, les yeux vifs et le jambon tiède rose et blanc, la gousse d’ail). Le jambon peut renvoyer à cuisse de la femme. Le « rose et blanc » à des sous vêtements de la femme.
« mousse » peut prendre la connotation de la salive (du baiser). La mousse qui pétille fait écho à « rieuse » (v.10).
La gousse peut renvoyer à la vulve de la femme et l’ « ail » au parfum fort de la femme.
« dorait » (v.14) peut renvoyer aux cheveux brillants.
« soleil » (v.14) désigne la femme, ce qui sous-entend que les hommes gravitant autour sont les planètes.
Toutes ces expressions ambivalentes connotent le goût le Rimbaud pour les plaisanteries obscènes. (cf. hyperréalisme).
2. Les ruptures ironiques
On peut noter le malin plaisir qu’éprouve Rimbaud à parsemer le poème d’enjambements qui égarent le lecteur, Rimbaud joue avec lui.
Des changements brutaux (phrase entre tirets), des digressions (description de la fille avant l’action) font planer le doute.
« Je contemplai des sujets très naïfs » (v.6) au sens propre on pense aussitôt aux clients du cabaret. Il s’agit d’une satire implicite, ce vers désigne des êtres ignares, frustes…
Mais « De la tapisserie » (v.7) rétablit la logique du tableau sans toutefois gommer la satire. Ce vers rappelle peut-être l’expression « faire tapisserie » ?
Dans le célèbre poème « Le dormeur du Val », Rimbaud écrit : « C’est un petit val qui mousse de rayons ». De même, à la fin du « Cabaret-Vert », on note l’ampleur de l’évocation poétique « que dorait un rayon de soleil ». Le verbe « dorait » en fait un cliché classique, une sorte de vers de mirliton.
Or « arriéré » (v.14) par l’effet de surprise renvoie à « chope « et « mousse » (termes assez triviaux) et gomme la platitude l’image. L’emploi de terme « arriéré » est une impropriété volontaire et désigne un rayon derrière les vitres et le dos de Rimbaud ou une arrière saison (le poème est inspiré d’une fugue qui a eu lieu en octobre).
« Arriéré » peut aussi signifier « démodé », « suranné », comme s’il s’agissait d’un clin d’œil ironique, une sorte de bonheur venu en retard, il met en relief une image de la nonchalance du temps qui s’étire.
Dans tous les cas, ce mot « arriéré » dépréciatif rend à l’image toute sa valeur originale de décadence. Cela renvoie au réseau de couleurs qui se heurtent (le « rose », le « vert », le « blanc », le plat « colorié ») et font l’effet d’un tableau de mauvais goût.