Arthur Rimbaud

Rimbaud, Les Corbeaux

Poème étudié

Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand, dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus…
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.

Armée étrange aux cris sévères,
Les vents froids attaquent vos nids !
Vous, le long des fleuves jaunis,
Sur les routes aux vieux calvaires,
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous !

Par milliers, sur les champs de France,
Où dorment des morts d’avant-hier,
Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver,
Pour que chaque passant repense !
Sois donc le crieur du devoir,
Ô notre funèbre oiseau noir !

Mais, saints du ciel en haut du chêne,
Mât perdu dans le soir charmé,
Laissez les fauvettes de mai
Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,
Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,

La défaite sans avenir.

Rimbaud,

Introduction

Ce commentaire porte sur le poème Les Corbeaux d’Arthur Rimbaud publié dans La Renaissance littéraire et artistique en septembre1872. Arthur Rimbaud (1854-1891) fut l’un des poètes les plus précoces et les plus précurseurs de son temps, et est à l’origine de la poésie moderne. Il fait la connaissance en 1870 de Georges Izambard, un jeune professeur qui deviendra pour lui un père de substitution. Il l’initiera à la poésie, et Rimbaud écrira ses premiers poèmes notamment Ophélie et Soleil et Chair, qui révèlent une tendance parnassienne. Durant sa jeunesse, il fera une longue série de fugues pour s’éloigner de sa mère et de son village natal qui l’étouffent. A la suite de quoi il fut nommé « l’homme aux semelles de vent » par Verlaine, le voyageur qui a toujours voulu aller plus loin vers l’inconnu. Cette envie de voyager se répercute dans ses œuvres qui évoquent sans cesse la métamorphose ou le mouvement (l’aube, le départ…). Après avoir été attirée par le Parnasse, la poésie d’Arthur Rimbaud le rejette et devient de plus en plus sarcastique. Il exposera alors dans une lettre, la célèbre Lettre à Paul Demeny ou Lettre du Voyant, sa propre quête de la poésie : il veut se faire « voyant », par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Elle montre la révolte du poète maudit, qui rejette l’éternel ordre des choses.

Il semblerait que le poème Les Corbeaux ait été écrit durant cette période, notamment à cause du thème de la défaite de la guerre franco-allemande de 1870. Ce poème est composé de quatre sixains d’octosyllabes à rimes embrassées suivies de rimes plates. Le registre y est pathétique car l’idée de la mort, omniprésente, est indissociable de celle de la défaite qui la notion est centrale du texte.

Tout d’abord nous évoquerons la défaite, à travers le double échec évoqué dans le poème, la défaite militaire de la guerre franco-allemande de 1870, mais aussi la défaite littéraire de Rimbaud. Ensuite nous nous intéresserons au thème de la mort, représenté par le paysage hivernal et les soldats morts. Enfin nous étudierons le devoir de commémoration incarné par les corbeaux, les anges noirs de la mort.

Analyse

Dans Les Corbeaux, Rimbaud aborde l’idée de défaite à travers un double échec, l’échec militaire de la guerre franco-allemande de 1870 et son échec littéraire. Cette défaite entraîne chez l’auteur un long abattement. Néanmoins on voit que l’auteur a encore de l’espoir.

Dans ce poème, l’expression « Les morts d’avant-hier » (vers 14) se rapporte très certainement aux soldats tués durant la guerre franco-allemande de 1870, guerre dont on parle très peu car elle fut très courte et vu la défaite de la France. Nous pouvons donc dire que les vers 13 et 14 « Par milliers, sur les champs de France, / Où dorment des morts d’avant-hier, » se rapportent à la notion de défaite à travers les victimes de cette guerre. En outre qui dit guerre, dit morts, et encore plus pour le perdant. Les vers 6 et 7 nous exposent donc l’horreur de la défaite en nous montrant la multitude de corps qui jonchent les champs et les bois. De plus des termes tels que « abattus » (vers 2) et « s’abattre » (vers 5) renvoient à l’idée de quelque chose qui s’effondre, tout à fait dans l’esprit de la défaite.
Venu à Paris dans le but de révolutionner la poésie, Rimbaud essuie aussi une cuisante défaite. Sa poésie, loin d’être acclamée, choque ainsi que l’auteur. Alors qu’il vient de remettre en cause la poésie du Parnasse toute entière, il est normal qu’il soit rejeté par la communauté littéraire parisienne, alors à tendance parnassienne. En effet celle-ci est lassée du mépris que Rimbaud leur communique et de ses excentricités. Lui qui attendait un succès immédiat de sa poésie tombe des nues et est abattu. La défaite littéraire de Rimbaud est abordée dans ce texte par l’adjectif possessif « notre » au vers 18. Cela opère à un rapprochement entre Rimbaud et les victimes de la guerre, qui démontre que Rimbaud et les morts partagent le même présage funeste, le corbeau, et donc le même passé, la défaite.
Par ce poème, Rimbaud nous appelle à nous souvenir de la défaite de la guerre franco-allemande de 1870, mais aussi de sa défaite littéraire.

Tout d’abord l’hiver, avec un paysage sans vie et figé, installe une atmosphère morne qui est soulignée par les termes « abattus » (vers 2) ainsi que par l’emploi de l’adjectif « funèbre » (vers 18) qui qualifie quelque chose de triste et lugubre. De plus toutes les couleurs évoquées dans le texte sont sombres et ternes, la nature est « défleurie » (vers 3), les corbeaux sont noirs et les fleuves sont « jaunis » (vers 9). D’ailleurs le poème est présenté comme une sorte de prière car il commence par « Seigneur ». Rimbaud est vraiment désespéré, il utilise le dernier recours pour se sauver de ces malheurs, Dieu. En outre la fin du poème est désespérément pessimiste. La dernière strophe commence par « Mais », marquant une rupture avec le reste du poème, qui est plus vivant. En effet les trois premières strophes ont une ponctuation marquée, points d’exclamation et points de suspension, qui rendent le texte plus vivant. Tandis que dans la dernière strophe, la ponctuation est moins forte, points et virgules seulement, qui obligent le lecteur à marquer fréquemment des pauses, rendant ainsi le poème plus lent. Cela donne une impression de lâcher prise, de désespoir. De plus les trois derniers vers commencent par « laissez », un terme d’abandon qui indique l’abattement de l’auteur. Qui plus est, nous avons vu que Rimbaud et les soldats morts partagent le même destin. Par conséquent le vers 22 « Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne » se rapporte aussi à Rimbaud. Il est donc prisonnier au fond d’un gouffre sans lumière, qui représente sa défaite et dont il ne peut se libérer. Le poème s’achève sur « La défaite sans avenir », sorte de sentence sur le sort de Rimbaud et des soldats.
Cependant l’espoir est bien présent dans le texte, particulièrement aux vers 21 et 22 « Laissez les fauvettes de mai / Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne ». En effet les fauvettes de mai représentent le printemps, donc la vie mais aussi l’avenir. Et comme dit l’adage « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », les fauvettes de mai incarnent l’espoir. De plus elles sont spécialement réservées à « ceux qu’au fond du bois enchaîne », c’est-à-dire à Rimbaud et aux soldats. En outre le vers 19 « saints du ciel » fait référence au ciel, aux anges, et donc à l’espoir. Cette idée est corroborée au vers suivant « Mât perdu dans le soir charmé », qui restitue l’impression d’une élévation à travers la verticalité. De plus le terme « Mât » fait référence à un bateau donc au voyage. Il pourrait s’agir d’un voyage initiatique à travers la défait et la mort.
Le moral de Rimbaud est au plus bas dans ce texte, et son désespoir imprègne chaque vers. Néanmoins il espère encore au fond de lui que des jours meilleurs viendront.

Transition : Désormais Rimbaud ne peut plus fuir et constate définitivement sa défaite. Sa poésie tout comme la guerre n’avaient aucun avenir. Le poète et les soldats sont morts en même temps que leurs espoirs de victoire.

L’idée de mort est omniprésente dans ce texte. Cette idée de mort est principalement exprimée par deux de ces aspects : l’absence d’avenir à travers le paysage allégorique de l’hiver, et l’immobilité à travers les morts de la guerre.

Déjà le titre Les Corbeaux, ce sont des oiseaux charognards, y fait référence et installe de suite une atmosphère morbide. Le premier sixain décrit un paysage terne, le vers 15 nous informe que l’action du poème se déroule en hiver. L’hiver, c’est l’absence des fleurs, de bourgeons « la nature défleurie » (vers 4), de couleurs aussi « fleuves jaunis » (vers 9), donc l’absence de vie. De plus pendant l’hiver, tout est froid et figé « quand froide est la prairie » (vers 1) et aussi « Les vents froids » (vers 8), l’absence de chaleur traduit l’absence de vie. En outre l’immobilité et le silence qui règnent dans ce paysage « Quand, dans les hameaux abattus / Les longs angélus se sont tus… » (vers 2 et 3), véhiculent eux aussi l’idée de mort. Cette atmosphère morbide véhiculée par le paysage hivernal, reflète parfaitement les sentiments de Rimbaud après sa défaite.
Ce paysage hivernal est allégorique car il symbolise l’absence de vie, la mort. Il reflète aussi les états d’âme de Rimbaud, en restituant une image figée et désolante. L’hiver est donc une saison morte sans avenir en opposition au printemps symbole de la vie et donc du renouveau.

D’autre part nous pouvons relever le champ lexical de l’immobilité dans ce qui qualifie les soldats tués « dorment » (vers 14), « enchaîne » (vers 22) et « ne peut fuir » (vers 23). Par ailleurs le troisième et le quatrième sixains nous décrivent tout deux les morts de la guerre, mais de deux points de vue différents. En effet le vers 14 « Où dorment des morts d’avant-hier » décrit les soldats comme des êtres paisibles, ils dorment. Alors que les vers 22 et 23 « Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne, / Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir, » nous confient une tout autre version. Ils sont immobiles contre leur gré, comme le témoigne le verbe « enchaîne ». C’est leur sort qui les a conduit à cet état et non leur propre volonté. En traduisant la mort, l’immobilité traduit aussi l’absence de vie, donc l’absence d’avenir et d’espoir. Le dernier vers « La défaite sans avenir. » abonde d’ailleurs dans ce sens, en donnant un sentiment d’abandon.
Les soldats morts représentent l’immobilité, allant de ce fait contre le mouvement perpétuel qu’est la vie.

Ce monde mort nie les valeurs fondamentales de la vie, le mouvement et l’avenir.

Transition : Néanmoins les soldats tués au combat ne doivent pas être morts en vain. Pour tirer des leçons du passé et ne pas refaire les mêmes erreurs, il faut avant tout ne pas oublier. C’est pourquoi le devoir de commémoration est primordial.

Les corbeaux sont envoyés du ciel par Dieu comme nous montre le premier sixain « Seigneur… / Faites s’abattre des grands cieux / Les chers corbeaux délicieux ». Ils sont donc des anges. Malgré tout ce sont des oiseaux charognards au plumage noir, symbole du deuil et de la mort. Nous pouvons donc dire, après l’apparent paradoxe, que les corbeaux sont les anges noirs de la mort. Cette volonté d’inverser les valeurs vient du fait que Rimbaud est le poète de la révolte. Il rejette les valeurs communes en magnifiant les corbeaux. Ses anges sont des charognards et il les qualifie ironiquement de « corbeaux délicieux » (vers 6). Cette ironie est accentuée par l’allongement de la diérèse dans l’adjectif qualificatif dé/li/ci/eux/ qui renforce encore l’effet d’oxymore. Puis les qualificatifs désignant les corbeaux évolue. On passe de « armée étrange aux cris sévères » (vers 7) à « Ô notre funèbre oiseau noir » (vers 18) où le poète se rapproche des corbeaux et les magnifient, pour enfin arriver à « saints du ciel, en haut du chêne » (vers 19). Les corbeaux sont supérieurs et nous dominent. En outre le mouvement des corbeaux est celui du poème. Chaque sizain est clamé d’un seul coup, sans pause ni césure jusqu’à son dernier vers qui est le point d’orgue idéologique, et où est exposée l’idée principale. Ce mouvement nous entraîne dans une spirale infernale avec l’emploi de « tournoyez » (vers 15), amplifié et accéléré par les allitérations en « p » et « s » au (vers 16) ainsi que par une ponctuation vivante et expressive (points d’exclamation et points de suspension), spirale qui aboutit au dernier vers « La défaite sans avenir. » où le poète abandonne tout espoir de salut. En outre les corbeaux sont qualifiés au vers 6, donc un vers très important, de « Ô notre funèbre oiseau noir ! ». Or l’adjectif funèbre définit quelque chose relatif aux funérailles. Par conséquent cela corrobore bien l’hypothèse des anges de la mort. De plus dans ce dernier sixain très pessimiste, le poète lance un appel à ces anges noirs que sont les corbeaux. S’adressant à eux à l’impératif, il leur demande de bien vouloir « Laissez les fauvettes de mai / Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne » (vers 21 et 22), soit de laisser le printemps revenir, l’espoir refleurir. Nous pouvons dire que cet appel du poète est en quelque sorte une prière faite aux corbeaux, idée corroborée par l’emploi de « Seigneur » comme premier mot du poème.
Les corbeaux sont ici des anges de la mort envoyés par Dieu, auquel Rimbaud adresse une ultime prière.

De part leur apparence, ils incarnent la mort et le deuil. Ils appellent donc les passant à se souvenir des soldats tués. C’est ainsi que le corbeau est appelé au vers 17 « le crieur du devoir ». Les anges de la mort sont donc là pour rappeler aux vivants les morts de la guerre. Par ailleurs nous relevons un champ lexical de l’attaque pour les corbeaux, « faites s’abattre » (vers 5), « armée » (vers 7), « attaquent » (vers 8), « Dispersez-vous, ralliez-vous ! » (vers 12). Les anges de la mort ne se contentent pas de voler, ils combattent l’oubli. De plus le terme avant-hier employé au vers 14 « Où dorment des morts d’avant-hier » exprime implicitement que personne ne se souvient d’eux malgré le fait que la guerre soit récente. C’est donc une métaphore visant à dénoncer l’oubli de tous un pays de ses morts auxquels il est redevable.
Les corbeaux sont une sorte de monument aux morts qui invitent les passants à remplir leur devoir de commémoration envers les victimes de la guerre.

Transition : Les corbeaux sont les anges noirs de la mort. Ils ont pour mission de combattre l’oubli, de perpétuer la mémoire de l’histoire des hommes en rappelant à tous leurs devoirs de commémoration.

Dans ce poème, Rimbaud nous dévoile ses états d’âme à travers la nature. Il nous confie sa peine face à la défaite française contre la Prusse mais aussi et surtout son échec littéraire à Paris. Avec les corbeaux, anges de la mort, l’auteur nous incite à ne pas oublier ceux qui ont échoué, que ce soit les soldats tués ou lui-même.
Ce poème peut être rapproché de La Rivière de Cassis où les corbeaux jouent aussi un rôle essentiel. Mais le poème L’orgie parisienne ou Paris se repeuple, en est encore plus proche car il dénonce avec la même passion la défaite contre l’Allemagne en 1871 et la lâcheté des vainqueurs.

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