Introduction
Adolescent révolté contre les conventions sociales et la figure maternelle, Arthur Rimbaud fugue à plusieurs reprises. Il écrit notamment Rêvé pour l’hiver durant sa fugue en Belgique, le 7 octobre 1870. Ce poème expose une rêverie sentimentale qui fait l’éloge de la sensualité et de l’érotisme.
I. Un rêve sentimental (quatrains)
Bien que le poème soit daté et plus encore localisé « en wagon du 7 octobre 1870 » (la date correspond à sa seconde fugue après la première du 29 août à Paris qui se termina en prison pour avoir voyagé en train sans billet), son thème semble tout droit sorti de l’imagination de Rimbaud, comme l’indique le participe passé du titre « Rêvé ». Il s’agit bien d’un rêve sentimental car la seconde fuite vers la Belgique se fait sans train cette fois, à travers champs. Le poème comporte néanmoins une dédicace « A***Elle », avec des étoiles pour masquer le nom : il s’agit donc peut-être d’une femme qui n’existe pas. Étrange début pour un rêve que de commencer par un verbe au futur, « L’hiver nous irons ». Tout diffère de la réalité qui est ici embellie, notamment grâce au champ lexical des couleurs : le wagon, de taille modeste (« petit » v.1) est de couleur « rose » v.1 et les sièges, en bois d’ordinaire, sont ici recouverts de coussins bleus v.2 qui leur donnent un toucher « moelleux » v.4, ajoutant une note de confort au plaisir de se retrouver seuls, ce que souligne au vers 1 le pronom unissant les amants « nous », repris au vers 3 et renforcé par l’adverbe « bien ». Ce wagon, qui s’assimile davantage à une chambre qu’à un compartiment, semble être un lieu d’aventures amoureuses imaginaires : au vers 3 on remarquera la similitude entre « baiser » et becquée, et entre le coin du wagon et le nid des oiseaux, lieux des amours. Cette métaphore filée renvoie à l’imagerie traditionnelle des amants : deux jeunes tourtereaux, dans leur nid d’amour. Rimbaud semble ressentir un bien-être indéniable, un réel bonheur en compagnie de cette jeune femme.
Le jeu de l’amour et du désir commence par une mise en scène dans le premier quatrain. Il se poursuit par une invitation personnelle avec le pronom « tu » dans le second quatrain : « Tu fermeras l’œil » au vers 5 est une invitation à ne pas en rester là, mais à reconstruire les corps, à les deviner, à les imaginer au lieu de les observer, à les magnifier pour en retirer le plus de plaisir. Le rapport amoureux est basé sur la confiance, il faut chasser toute peur enfantine, évoquée par trois périphrases successives v.6-8. La répétition de l’adjectif « noirs » fait entendre la voix d’un enfant qui a peur de l’obscurité. Regarder le paysage nocturne, c’est courir le risque de faire revenir dans son imaginaire les vieilles légendes populaires de monstres. On a peur de la nuit car on ne discerne pas les choses qui nous environnent et tout devient suspect. Notre jeune poète s’est affranchi de cette peur depuis longtemps, en bohémien, il aime dormir à la belle étoile. Cette liberté juvénile se voit également dans la disposition inhabituelle des rimes : ABAB (croisées au lieu d’embrassées) puis CDCD (idem + introduction de deux nouvelles sonorités). De plus, le rythme des vers est très original : les quatrains alternent des alexandrins avec des hexasyllabes et des octosyllabes. Ce texte est le fruit d’une émancipation individuelle et poétique d’Arthur Rimbaud ; aussi rejette-t-il avec mépris (suffixe péjoratif) le terme « populace » dans le vers précédent (contre-rejet au vers 7). Cette comédie de l’amour impose donc la plus grande sérénité.