Supervielle, Les Amis Inconnus, Solitude
Poème étudié
Homme égaré dans les siècles,
Ne trouveras-tu jamais un contemporain ?
Et celui-là qui s’avance derrière de hauts cactus
Il n’a pas l’âge de ton sang qui dévale de ses montagnes,
Il ne te connaît pas les rivières où se trempe ton regard
Et comment savoir le chiffre de sa tête recéleuse ?
Ah ! Tu aurais tant aimé les hommes de ton époque
Et tenir dans tes bras un enfant rieur de ce temps-là !
Mais sur ce versant de l’Espace
Tous les visages t’échappent comme l’eau et le sable,
Tu ignores ce que connaissent même les insectes, les gouttes d’eau,
Ils trouvent incontinent à qui parler ou murmurer,
Mais à défaut d’un visage
Les étoiles comprennent ta langue
Et d’instant en instant, familières des distances,
Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles,
Il suffit de prêter l’oreille lorsque se ferment les yeux.
Oh ! Je sais, je sais bien que tu aurais préféré
Etre compris par le jour que l’on nomme aujourd’hui
A cause de sa franchise et de son air ressemblant
Et par ceux-là qui se disent sur la terre tes semblables
Parce qu’ils n’ont pour s’exprimer du fond de leurs années-lumière
Que le scintillement d’un cœur
Obscur pour les autres hommes.
Supervielle, Les Amis inconnus (1934)
Introduction
Lorsqu’il publie Les Amis inconnus, en 1934, Supervielle a 50 ans. Bien qu’il effectue tous les quatre ou cinq ans des séjours en Urugay (il est né à Montevideo, a épousé en 1907 une Uruguayenne, Pilar Saavedra, dont il aura six enfants), l’écrivain vit surtout en France où il s’est lié à Jean Paulhan, Henri Michaux, Marcel Arland… et se consacre à son œuvre littéraire. Sa santé est fragile. Il souffre du cœur et doit se surveiller.
Le début du XX ème siècle a vu naître de nouveaux thèmes poétiques : certaines œuvres de Verharen, d’Apollinaire, le manifeste futuriste de Marinetti, le célèbre collage de Paul Citroën, Métroplis (1923), autant de signes d’un art qui veut exprimer ce monde de béton, de métal et de bruit qui se crée peu à peu.
Des artistes pourtant demeurent à l’écart de ce mouvement, sont mal à l’aise, en particulier Supervielle qui, dans son recueil le plus pathétique, Les Amis inconnus (1934), nous confie combien il se sent étranger à son époque. Mais ce grand poète de l’intériorité dépasse le simple refus de l’aujourd’hui pour rappeler les abîmes du mystère qui séparent les êtres les uns des autres.
Son œuvre Les Amis inconnus est le plus pathétique de tous les recueils de Supervielle. Ici domine le côté franciscain du poète : si des visages grossiers ricanent autour de lui (« Le tapis vert »), il lui reste les animaux, les sources, les étoiles…
Le poème « Solitude » se situe à peu près au milieu du recueil et ouvre l’une des grandes parties, intitulée « Lumière humaine »témoigne de l’intérêt que porte la poésie contemporaine à tout ce qui échappe à la rationalité.
I. Supervielle et son temps
1. Une époque agitée
Ce poème est marqué du contexte des années 30 : c’est l’époque de l’entre-deux-guerres, de la grande crise de 1929-1931. C’est aussi l’époque de la montée des totalitarismes et cette attente de la catastrophe… En art, le surréalisme est à son apogée.
Supervielle sent bien qu’il lui faudrait être de ce temps, malgré ses convulsions.
Cette hantise de l’union à l’époque va se marquer par l’abondance des termes temporels en fin de vers : c’est sur eux que se pose le silence : « siècles »(v.1), « contemporain » (v. 2), « époque » (v.7), « ce temps-là » (v.8).
On constate que le poète a mis le repère temporel « aujourd’hui » (v.18) en relief à travers la graphie en italique. C’est une allusion au thème, dont les journaux et la radio abreuvaient les gens alors, la modernité.
2. Un homme qui se sent étranger
Supervielle est un homme qui souffre d’une maladie de cœur, il se sent donc faible, fragile et peu tourné vers l’action, il écoute en lui ces pulsations irrégulières
Le tempérament du poète est porté à l’intériorité, à la méditation.
Il apparaît tel un agnostique, étranger à la sérénité, aux certitudes de certains grands poètes de son temps comme Péguy, Claudel, Jouve…
Le vers 9 laisse ouverte la possibilité d’un autre « versant de l’Espace », mais n’affirme rien.
D’où les jugements du poète sur lui-même : « Homme égaré dans les siècles « (v.1), « Ne trouveras-tu jamais un contemporain » (v.2), il formule aussi des jugements sur son époque (v.19) :
Ces jugements ne vont pas sans regret, sans nostalgie :
Tu aurais tant aimé les hommes de ton époque
Et tenir dans tes bras un enfant rieur de ce temps-là ! (v.7-8) ;
« tu aurais préféré
Être compris par le jour que l’on nomme aujourd’hui » (v.17-18)
II. Le poète de l’intériorité
1. L’intériorité organique
Supervielle étant cardiaque, les pulsations du sang l’obsèdent. On pense à son poème « Corps », dans La Fable du monde :
« Ici l’univers est à l’abri dans la profonde température de l’homme
Et les étoiles délicates avancent de leurs pas célestes
Dans l’obscurité qui fait loi dès que la peau est franchie.
Ici tout s’accompagne des pas silencieux de notre sang
Et de secrètes avalanches qui ne font aucun bruit dans nos parages ».
Nul poète n’a été plus attentif à la vie sourde qui anime veines et artères, à cette géologie intérieure, à ces reliefs, à ces organes irrigués de rouges torrents :
« Il n’a pas l’âge de ton sang qui dévale de ses montagnes » (v.4)
On peut remarquer dans ce vers l’assonance en a, voyelle éclatante, symbolisant le rouge vif du sang artériel, et les rebondissements dus aux finales féminines.
Pour Rilke, si admiré du poète, le sang était
Pour Rilke, si admiré du poète, le sang était le fleuve qui ramène aux origines ancestrales et nous éloigne de nos contemporains.
2. L’intériorité de la conscience
A travers une comparaison très poétique, le poète suggère les trahisons de la mémoire : « Tous les visages t’échappent comme l’eau et le sable »
Il suggère l’impossible spontanéité, l’impossible rire, l’impossible chant, car le poète est trop réflexif :
« Tu ignores ce que connaissent même les insectes, les gouttes d’eau,
Ils trouvent incontinent à qui parler ou murmurer « (v.11-12)
Il n’a rien de la cigale ou de source. Cette supériorité des animaux est aussi un thème rilkéen (cf. 8ème Elégie de Duino)
Mais il comprend le silence des étoiles (elles sont chères à Supervielle, qui aime la petitesse et la douceur, l’aérien), qui l’induisent au recueillement : son âme alors parle et continue son chant, même quand ses yeux ont quitté ses inspiratrices :
« Les étoiles comprennent ta langue
Et d’instant en instant, familières des distances,
Elles secondent ta pensée, lui fournissent des paroles » (v.14-16)
Cette intériorité est suggérée par l’abondance des finales féminines, par la douceur générale des sonorités (refus de tout mot claironnant, du gong des rimes).
III. Le mystère de la communication
1. Les hommes se protègent
Ils se protègent des approches d’autrui, avancent « derrière de hauts cactus » (v.3).
Il s’agit là d’une image uruguayenne peut-être..
2. Leurs paroles
Au dehors, leurs paroles ont bien un lien avec leur âme. Mais lequel ?
Elles sont si souvent « truquées » pour cacher la vie profonde !
Il faudrait « décrypter » les messages chiffrés (v.6) qu’émet ce visage soucieux de garder ses trésors : « sa tête recéleuse ». Ce dernier mot, en fin de vers, suggère les brumes intérieures.
3. Chaque conscience est un univers clos
De cet univers clos fluent les émotions de chaque homme, si intimes et connues de nul autre.
C’est que Supervielle suggère à travers le vers 5 : « Il ne connaît pas les rivières où se trempe ton regard ».
4. Mais une certitude au moins
Dans nos dialogues, chacun de nous perçoit en lui-même, à des profondeurs infinies (v.21), cette étoile intérieure qu’est sa propre âme.
Chacun des ciels où brille cette étoile unique est fermé aux autres.
Supervielle a magnifiquement rendu cet éclat par les sons « que le scintillement d’un cœur » (v.22), puis cet assombrissement : « Obscur pour les autres hommes ». On peut ne peut qu’être sensible à la beauté de cette fin où l’image, les sons, le rythme se complètent.
Conclusion
A qui connaît un peu Supervielle, « Solitude » apparaît très vite comme un poème-clé.
Non seulement, il révèle l’attitude si personnelle de l’artiste en face de la vie contemporaine, mais les grands thèmes du poète (la mémoire, le cœur, l’amour de la petitesse, la vie intérieure, la solitude…) s’y trouvent évoqués ou développés.
Ce n’est pas tout car cette page constitue aussi un exemple frappant du ton, de l’accent supervilliens : paroles murmurées, demi-teintes, confidence.
Assurément tout vrai poète a son style et son univers ; cependant pas un peut-être des poètes du XX ème siècle ne se laisse aussi aisément reconnaître.