Paul Verlaine

Verlaine, Romances sans Paroles, Charleroi

Poème étudié

Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.

Quoi donc se sent ?
L’avoine siffle,
Un buisson gifle
œil au passant.

Plutôt des bouges
Que des maisons.
Quels horizons
De forges rouges

On sent donc quoi ?
Des gares tonnent,
Les veux s’étonnent,
Où Charleroi ?

Parfums sinistres !
Qu’est-ce que c’est ?
Quoi bruissait
Comme des sistres ?

Sites brutaux !
Oh ! votre haleine,
Sueur humaine,
Cris des métaux !

Dans l’herbe noire
Les Kobolds vont.
Le vent profond
Pleure, on veut croire.

Verlaine, Romances sans paroles

Introduction

Ce poème vient d’un recueil autobiographique, « Romances sans paroles » (1874). Ce poème fait partie de la section picturale de l’œuvre « Paysages Belges ». Ces paysages renvoient à sa fuite avec Rimbaud en Belgique. C’est un paysage qui traduit son état d’âme dans un voyage en train d’où une impression rapide et discontinu. NB : Charleroi est le nom d’une ville qui renvoie à une région minière de la Belgique. Il voit cette ville d’un voyage en train, d’où la succession rapide des paysages, d’impressions discontinues.

I. Brutalité des sensations liée au caractère abrupt de l’expression poétique

A. La brutalité des sensations

Plusieurs sensations se mêlent dans ce poème de façon brutale. C’est une forme de synesthésie.

Il y a des sensations visuelles : il y a deux couleurs principales, qui sont contrastées et franches ? cf. vers 1 « l’herbe noire », vers 12 « les forges rouges ».

Ça semble renvoyer à une scène de nuit. Il y a aussi au vers 7 et 8, « un buisson gifle l’œil » ? « œil » montre qu’il y a une vision rapide, fugitive, sans doute liée à la vitesse du train qui transporte l’observateur, cf. strophe 4 « les gares tonnent, les yeux s’étonnent » ? on trouve le mot « yeux ».

Il y a des sensations auditives : elles sont assez agressives, violentes, désagréables, cf. vers 13 « les gares tonnent » renvoie au passage du train. Il y a aussi au vers 6 « l’avoine siffle » ? c’est lié au vent, à la vitesse, et « siffle » renvoie au son désagréable. On trouve aussi vers 24 « les cris des métaux », qui est lié à l’industrie, à travers la personnification et « cris » est un mot fort. Aux vers 19-20, on trouve « bruissait comme des sistres », qui est un instrument de musique funéraire égyptien, donc synonyme de musique languissante, pas très joyeuse. C’est renforcé par l’allitération en [s], vers 5 et 6 et aussi dans les vers 17, 18, 19, 20.

Il y a des sensations olfactives : elles sont dominantes car elles sont présentes dans quatre strophes sur sept. Au vers 5, « Quoi donc se sent ? », au vers 13 « parfums sinistres », vers 17 il y a un oxymore qui renvoie à l’odeur des villes industrielles. C’est complété par les vers 22-23 avec « haleine », « sueur », qui renvoie à cette sensation négative.

Toutes ces sensations semblent assez anonymes car il y a la présence de « on » au vers 4, 13, 28. Il n’y a pas de « je », les sensations sont données de manière brute.

B. Le caractère brutal de l’expression

Il y a une syntaxe souvent proche de l’oral. Par exemple, à la strophe 3, la syntaxe est à base de phrases nominales : ça rend bien l’expression directe et immédiate des sensations. Quand ce n’est pas des phrases nominales, ce sont des phrases très simples ? cf. strophe 1, 2, 4 et 7. On trouve sujet et verbe, et presque pas de compléments.

Il y a une ponctuation forte qui donne un rythme haché : « ! » et « ? » ? cela souligne des réactions vives. L’interrogation souligne aussi l’incompréhension de celui qui s’exprime par rapport aux sensations confuses qu’il ressent.

Structure métrique du poème : quatrains de 4 syllabes, ce qui donne l’impression d’un découpage, mais haché comme si on était en présence d’une succession d’images. C’est renforcé par l’alternance des rimes féminines et masculines qui créent un rythme lancinant (qui se reproduit).

Cette succession de sensations est liée sans doute à la vitesse de train, suggérée au vers 14. Le poète essaie sans doute de transcrire ses sensations sans forcément prendre le temps de développer des formulations très recherchées.

II. Transfiguration métaphorique et fantastique du paysage

A. Vision métaphorique du paysage

Le paysage est présenté comme doté de vie, on est en présence de personnifications : « le buisson gifle » vers 7, « cris de métaux » vers 24, « les gares tonnent » vers 14, et « l’avoine siffle » vers 6. Le paysage s’anime, les personnifications retranscrivent les perceptions du poète (il est angoissé). Il y a un aspect agressif, inquiétant, obscur du paysage qui va être renforcé par « l’herbe noire », « cris » au vers 24, « tonnent » vers 14 et « brutaux » vers 24.

Dans ce paysage, on a l’impression qu’il y a de la souffrance qui correspond peut-être au malaise du poète, importance de la douleur, de la souffrance. Il y a beaucoup de « ? » qui accentue le fait qu’il soit déprimé. Ce poème renvoie à une vie industrielle pénible avec « bouges » au vers 9, « les forges rouges » par contraste avec le noir ? l’Enfer. Au vers 23, on trouve « sueur humaine ».

Toutes ces images, tous ces éléments symboliques permettent d’exprimer une certaine forme de souffrance, par opposition au romantisme => le parnasse.

B. Ce paysage prend une dimension fantastique

Aux strophes 1 et 7, il y a une référence aux Kobolds, des êtres mythiques et légendaires, gardiens de trésors souterrains (comme à peu près des mineurs). De même, il y a une sorte de mélange des époques avec le bruit des usines modernes, au vers 24 et la référence à des sistres égyptiennes (Égypte ancienne) aux vers 19 et 20 ; cela donne un effet surprenant et étrange.

Ouverture pour la conclusion

C’est à rapprocher de l’impressionnisme (techniques) : fin du 19e – début 20e. Dans ce poème il y a des images parcellaires, et présence de synesthésie ? dans l’impressionnisme, tableaux avec des petites touches, comme ici les sentiments successifs de l’auteur.

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