Verlaine, Saturniens, L’Enterrement
Poème étudié
Je ne sais rien de gai comme un enterrement !
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille (1),
Le prêtre en blanc surplis, qui prie allègrement,
L’enfant de cœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S’installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille (2),
Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis tout rondelets, sous leur frac (3) écourté,
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,
Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens,
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants !
1. Trille : note musicale, sonorité qui se prolonge.
2. Drille : homme d’humeur gaie, bon vivant.
3. Frac : habit noir de cérémonie.
Introduction
Paul Verlaine (1844-1896), lié au mouvement symboliste, est un poète important pour ses œuvres mais aussi pour son influence sur la littérature. Il fut le premier à faire découvrir sous le nom de « poètes maudits », Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé ou Tristan Corbière. Dès son premier recueil, les Poèmes saturniens, il se dit soumis à l’influence maléfique de Saturne.
Particulièrement depuis Charles Baudelaire, la poésie ne se cantonne pas à des sujets nobles ou à un ton élevé : « La Charogne », dans Les Fleurs du Mal, fait d’un cadavre en putréfaction un objet esthétique dérisoire.
Dans « L’Enterrement », Paul Verlaine suit cette veine. Ce sonnet, résolument provocateur, tourne en dérision une cérémonie funèbre, ce qui tranche avec le ton mélancolique du poète, dans d’autres poèmes qui abordent le thème de la mort, comme « Colloque sentimental » ou « Mon rêve familier ».
Ici, les obsèques sont présentées comme un tableau vivant, parsemé de détails réalistes, mais l’écriture poétique tourne en dérision la cérémonie et permet une piquante satire sociale.
I. Un tableau de genre
1. Le réalisme de la description
Verlaine compose un tableau très animé, à partir d’une description réaliste. Il n’y manque aucun des éléments traditionnels de l’ »enterrement », mentionné dans le titre et au premier vers.
Les différents acteurs apparaissent successivement : par leur disposition dans le texte, ils encadrent le « défunt », situé au centre du vers 8 et donc du poème.
Le fossoyeur intervient dès le vers 2, relayé par « le prêtre » au vers 4 et son assistant, « l’enfant de chœur » (vers 5).
Puis viennent les « croque-morts », qui organisent la cérémonie (v.11).
Quant aux « héritiers », ils concluent logiquement le texte (vers 14).
Verlaine cite également les outils et les attributs religieux nécessaires aux obsèques. « La cloche » (v.3) fait écho à la « pioche » (v.2) ; leurs sonorités se mêlent par la rime comme dans la réalité. Le « surplis », qui est le vêtement de l’officiant, intervient au vers 4, accompagné du « frac » des croque-morts (v.10), tandis que, comme le défunt, le « trou » et « le cercueil » surgissent au milieu des vers 6 et 7.
Ainsi, de la fosse aux discours, la cérémonie se déroule selon un ordre temporel, au rythme des apparitions et des actions des personnages.
2. Un véritable spectacle
Certains aspects accentuent le tableau de genre jusqu’à en faire un véritable spectacle vivant. La description privilégie les couleurs et les sons.
La lumière (« brille » au vers 2, « resplendissants » au vers 14) se combine aux teintes vives ou sombres (le « blanc surplis » du vers 4, les noirs « fracs » du vers 10, le « nez rougi » du vers 11). On pourrait aussi mentionner la « gloire » (v.13), ce terme désignant dans le langage religieux l’auréole lumineuse qui entoure les saints dans les tableaux anciens.
Des sonorités variées s’y ajoutent : le « trille » de la cloche (v.3), la « voix fraîche » (v.5) de l’enfant de chœur, mais aussi le son plus discret de la pioche et de la terre qui tombe dans le trou.
Pour transcrire cette musique, le poète use d’assonances et d’allitérations. Les sons sifflants et chuintants des vers 2 à 4 (« fossoyeur », « chante », « sa pioche », « la cloche », « lançant » etc.) créent une harmonie imitative.
Celle-ci est renforcée par la constante présence du son [en] à la rime (« enterrement », « allègrement », « douillettement » etc.) mais aussi à l’intérieur des vers (« chante » au v.2, « blanc » au v.4, « l’enfant » au v.5, « charmant » au v.9).
Enfin, l’apparition successive des différents acteurs, placés en général en début de vers, contribue à faire du spectacle un ballet bien réglé.
Les personnages sont caractérisés chacun par une action et (ou) un attribut bien distinctifs : le fossoyeur avec sa pioche et son chant, le prêtre avec son surplis et ses prières, l’enfant de chœur et sa voix, le défunt et son édredon.
Ainsi, le poète, en intégrant des éléments réalistes, crée un spectacle original et plus vivant que le thème abordé ne le laisse entendre.
II. La dérision
1. La gaieté de la mort
Paul Verlaine, en fait, tourne en dérision un sujet ordinairement pathétique : le sombre, l’inquiétant sont traités d’une façon gaie, mais il s’y ajoute une satire des personnages.
Le second quatrain assimile la mort à un sommeil agréable, comme le signale le terme « édredon » (v.8). Cette vision contraste fortement, par exemple, avec l’angoisse ressentie par Ronsard dans ses Derniers Vers : « Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble ». Ici, les expressions « s’installe » (v.7), « bien chaud », « douillettement » (v.6), créent un univers rassurant et agréable. La douceur de la mort s’étend naturellement sur l’ensemble de la scène.
Paul Verlaine fait alterner des termes positifs et les termes connotant le deuil : à chaque détail de la cérémonie est associée une attitude joyeuse. Ainsi, le fossoyeur et l’enfant de chœur chantent. De même, le rôle sinistre de la pioche est contrebalancé par ses reflets : elle « brille » (v.2). La gravité attachée aux cantiques et prières funèbres disparaît grâce à l’adverbe « allègrement » (v.4) et à l’évocation de la « voix fraîche de fille » (v.5). Les croque-morts sont sans doute sous l’influence des beuveries et banquets dont témoignent leurs nez rougis par l’alcool et leurs ventres « rondelets » (v.10).
Le premier vers donne immédiatement le ton, avec son exagération provocatrice : « Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! » Il est repris ensuite au début des tercets par une exclamation semblable : « Tout cela me paraît charmant, en vérité ! » Un troisième point d’exclamation termine d’ailleurs le poème. La joie de l’auteur se communique même à la forme du sonnet, d’ordinaire réservé aux sujets plus sérieux par sa structure stricte et la longueur majestueuse de l’alexandrin. Ici, le dernier vers est fautif ; il devrait comporter douze syllabes et n’en a que huit. Paul Verlaine allège ainsi le sonnet et met en valeur les principaux intéressés, à savoir « les héritiers resplendissants ».
2. La satire sociale
On pourrait croire que le cynisme et la dérision sont facilités par le fait que le poète est un simple observateur, extérieur à la scène, qui ne participe pas à la tristesse des personnages.
Mais l’atmosphère joyeuse qui imprègne le texte tient aussi à ce que les acteurs, sans exception, accomplissent leur besogne avec un plaisir manifeste.
La satire sociale pointe dans l’évocation de cette satisfaction : la mort profite à un grand nombre de gens. Le prêtre a des raisons peu spirituelles pour travailler « allègrement » (v.4), comme l’avait noté La Fontaine dans sa fable « Le Curé et la mort ». Il gagne en effet sa subsistance grâce aux familles des défunts, qui paient les messes aux morts et font des dons à l’Église.
De la même manière, le raccourci du vers 11, « nez rougi par les pourboires », présente un jeu de mots qui est un sous-entendu doublement ironique. Le pourboire est pris au sens étymologique (au sens littéral « pour boire »), et l’on découvre la raison de la vigueur des croque-morts, qui grâce à cet argent sont « rondelets ». Mais on découvre aussi la raison de leur nez rouge : ils utilisent le pourboire pour boire…
Le rapprochement des adjectifs « concis » (v.12) et « élargis » (v.13), qui recouvrent des qualités contraires, fait également naître la satire.
En effet, « concis » appliqué aux discours, signale que l’essentiel n’est pas à chercher dans cette partie du rituel, alors qu’elle devrait être la plus longue puisqu’il s’agit de louer le mort et de regretter sa disparition. Normalement l’oraison funèbre est longue, grave.
En revanche, « élargis », appliqué aux cœurs des héritiers, remplace le « cœur serré » qu’ils devraient avoir à cause du chagrin. En fait, Verlaine laisse entendre qu’ils sont soulagés, heureux, car ils vont devenir riches grâce au défunt. L’hommage rendu au défunt est éclipsé par leur joie.
Sa famille n’est pas désignée par des termes (« les enfants », « la veuve ») qui pourraient évoquer leur lien de parenté et donc leur douleur de perdre un être cher.
Au contraire, leur seul lien mentionné est celui de la fortune qui va leur revenir et qui cause leur joie (« gloire » au vers 13, visages « resplendissants » au vers 14 sont un reflet des lingots ou pièces d’or laissés par le mort).
Conclusion
Paul Verlaine présente donc la comédie sociale de cet enterrement d’une manière assez cynique : il mêle aux éléments réalistes appartenant au domaine de la mort une foule de personnages qui s’affairent pour en tirer profit.
D’aucuns ont vu dans cette férocité l’influence d’Arthur Rimbaud, ce qui reporterait la rédaction du poème plus tard dans la vie de Paul Verlaine (certains pensent pourtant que le poète a écrit ce texte entre 20 et 21 ans).
Le détournement d’un thème aussi grave n’est pas sans rappeler la raillerie amère de l’adolescent terrible qu’était Rimbaud.
Mais le cynisme ici est atténué par le fait que le mort lui-même est heureux, puisqu’il est (ou a été) un « heureux drille » (v.8). Il n’y a donc aucune fausse note, aucun contraste entre la tristesse du mort et la joie des vivants dans ce poème.