Romain Gary

Gary, La vie devant soi, Incipit

Texte étudié

La première chose que je peux vous dire c’est qu’on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu’elle portait sur elle et seulement deux jambes, c’était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu’elle ne se plaignait pas d’autre part, car elle était également juive. Sa santé n’était pas bonne non plus et je peux vous dire aussi dès le début que c’était une femme qui aurait mérité un ascenseur.
Je devais avoir trois ans quand j’ai vu Madame Rosa pour la première fois. Avant, on n’a pas de mémoire et on vit dans l’ignorance. J’ai cessé d’ignorer à l’âge de trois ou quatre ans et parfois ça me manque.
Il y avait beaucoup d’autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville, mais Madame Rosa était obligée de grimper les six étages seule. Elle disait qu’un jour elle allait mourir dans l’escalier, et tous les mômes se mettaient à pleurer parce que c’est ce qu’on fait toujours quand quelqu’un meurt. On était tantôt six ou sept tantôt même plus là-dedans.
Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s’occupait de moi seulement pour toucher un mandat à la fin du mois. Quand je l’ai appris, j’avais six ou sept ans et ça m’a fait un coup de savoir que j’étais payé. Je croyais que Madame Rosa m’aimait pour rien et qu’on était quelqu’un l’un pour l’autre. J’en ai pleuré toute une nuit et c’était mon premier grand chagrin.
Madame Rosa, a bien vu que j’étais triste et elle m’a expliqué que la famille ça ne veut rien dire et qu’il a en a même qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachés à des arbres et que chaque année il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privés de l’affection des siens. Elle m’a pris sur ses genoux et elle m’a juré que j’étais ce qu’elle avait de plus cher au monde mais j’ai toute de suite pensé au mandat et je suis parti en pleurant.

Introduction

Derrière le pseudonyme Émile Ajar se cache… Romain Gary. Il l’a utilisé pour écrire sans doute le plus célèbre de ses libres, « La Vie devant soi« , qui a reçu le prix Goncourt en 1975. Il écrit de nombreux romans dont « Les Racines du Ciel » qui obtient le Goncourt en 1958.

« La Vie devant soi » est un roman qui montre comment la méfiance et l’étroitesse d’esprit peuvent être effacés par la tendresse, la compréhension, la générosité. Momo, le petit nord-africain, et Madame Rosa, la vieille juive presqu’impotente, se connaissent, s’apprécient, se soutiennent l’un l’autre face aux aléas d’une vie pas facile. Ces deux personnages représentent un défi de l’ignorance, à la méchanceté, à toutes les formes de racisme. Si le style peut paraître surprenant, c’est que la narration est faite par Momo, un enfant spontané et attachant, mais qui parle la langage de son âge et de son milieu.

I. Comparaison d’incipit traditionnel et moderne (comparaison avec « Gil Blas« )

Dans les deux cas on a la description concrète de l’aspect de certains personnages ; l’obésité. Les deux personnages sont élevés par des éducateurs, les narrateurs (personnage principal) ne sont pas décrits. Le personnage principal est un enfant, dans les deux cas. Les deux se présentent comme des autobiographies fictives puisque le narrateur et le personnage se confondent (« je ») mais il ne s’agit pas de l’auteur, dans les deux cas.
On a donc la même situation mais 250 ans séparent les deux œuvres.

Le vocabulaire, le niveau de langue est soutenu chez « Gil Blas » (passé simple, passé antérieur, subjonctif…) et un vocabulaire relâché, un niveau de langue familier dans « La Vie devant soi » (« môme », « tous ces kilos »…).
L’effet produit par le roman de Gary est un réalisme, un rapprochement sentimental et au niveau de l’orthographe, on se sent moins seul (proximité avec le lecteur). Dans l’incipit traditionnel, tout est expliqué de façon chronologique alors que dans l’incipit moderne, tout est expliqué au fur et à mesure que les idées traversent les pensées du narrateur.

Dans « La Vie devant soi » le lieu n’apparaît qu’au troisième paragraphe alors que dans « Gil Blas » on le sait dès les premières lignes. Concernant le temps on le devine implicitement dans le premier avec l’allusion à l’immigration et grâce au langage ; focalisation interne confuse, petit enfant de 10 ans.

Le narrateur nous donne des informations superflues et les informations importantes sont dites par hasard au détour d’une phrase : « elle se plaignait tout le temps car elle était juive ». Pour le narrateur ce n’est que Madame Rosa alors que pour l’auteur et le lecteur l’information capitale est qu’elle est juive. Gary fait donc exprès de brouiller la hiérarchisation des informations tandis que dans un roman traditionnel comme « Gil Blas » tout est dit de façon claire et précise. C’est pour stimuler la curiosité et pour rendre plus vivant. Le narrateur ne donne ni son nom ni son âge. L’ordre logique est bouleversé.

II. Le rôle de l’incipit

A. La présentation des personnages est plus dynamique, le lecteur est plus actif

B. Le lecteur est incité à lire la suite du roman, cela éveille la curiosité et crée des liens avec les personnages (familiarité) ; cela donne le ton, met l’ambiance.

L’originalité et l’humour incitent à cela.

Le choix d’un personnage jeune et attendrissant paraît mignon et attendrit le lecteur : « avec tous ses kilos en trop ». Le personnage est attendrissant car on voit sa naïveté quand il ne comprend pas Madame Rosa qui est pourtant réconfortante ; c’est un petit enfant en manque d’affection. Néanmoins lorsque Momo dit « tous ces kilos qu’elle portait » c’est une aberration car ces kilos appartiennent à Madame Rosa, ce n’est pas un poids. Deuxième exemple : « on était quelqu’un l’un pour l’autre » ; « quelqu’un » est singulier alors que « on » est pluriel ; faute de grammaire, de logique. La maladresse de Momo touche le lecteur. Dernier exemple : « J’étais payé » ; c’est Madame Rosa qui était payée et non Momo.

Le lecteur est pris à parti dès la première ligne avec le pronom » vous » ; s’agit-il de Nadine, du lecteur ? On a de la familiarité qui resserre le lien ; avec la confidence de Momo on a une intimité, des préoccupations quotidiennes sans préavis avec un contact spontané, immédiat. Le lecteur est mis à l’aise, pris par la main, par les mots qui l’accompagnent ; mais cela peut déstabiliser : autant de franchise, de spontanéité, typique des enfants. Mais cela heurte et provoque parfois : Gary a pris un enfant pour dénoncer des vérités dérangeantes que les adultes n’osent pas. Il parle de l’obésité de Madame Rosa en exagérant : « tous ces kilos » ; le lecteur jubile.

Grâce à sa naïveté Momo n’a pas peur de dite ces vérités : « tous les mômes se mettaient à pleurer […] quand quelqu’un meurt ». Le lecteur est bousculé par ces présentations rudes et rapides ; c’est un incipit peu traditionnel. On n’a pas d’informations concernant Momo car il ne sait pas le sélectionner. Un tel incipit met à l’aise le lecteur ; lecture attentive. Cela évite l’ennui d’un incipit traditionnel.

L’incipit joue principalement sur l’effet de surprise. Il s’agit de déstabiliser le lecteur par rapport à ses attentes. Le lecteur est perdu ; il ne sait pas s’il doit prendre au sérieux les opinions de Momo. L’exemple sur les juifs nous fait nous interroger sur cela. Le lecteur ne sait pas s’il doit prendre pour importants les six étages (cf. symbolique).
Les informations importantes sont données au détour d’une phrase, comme par hasard.

III. L’ambiance

L’incipit va permettre au lecteur de rentrer dans l’ambiance, de donner le ton.

On a une ambiance chaleureuse : « Il y avait beaucoup d’autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville ». L’adjectif « autre » appelle une seule catégorie. Romain Gary profite des erreurs de Momo, son narrateur, pour nous donner une vision de la vie conviviale et généreuse selon laquelle toutes les ethnies n’en forment qu’une. Cela permet de rassurer le lecteur par rapport au premier paragraphe. On a l’impression que tout le monde vit dans un pêle-mêle joyeux. On a l’impression que tout le monde est le bienvenu chez Madame Rosa.

On a aussi un ton décontracté, désinvolte pour parler des choses tristes, mais ces choses lui tiennent à coeur. Les choses sérieuses sont expliquées au détour d’une phrase ; « elle m’a expliqué que la famille ça ne veut rien dire ». Aussi la mort de Madame Rosa mine complètement Momo mais cela n’apparaît pas dans l’incipit ; la stratégie de Gary : amuser et ensuite seulement émouvoir.

IV. Le ton comique

Dans ce texte on alterne sérieux et comique. Le mélange des deux devient burlesque. Le lecteur ne sait pas trop sue quel pied danser. Le burlesque permet de brouiller les pistes ; on ne sait pas si la dérision est complète ou si c’est de l’élégance pour cacher un message didactique.

« Elle m’a juré que j’étais […] plus cher au monde… » ; on a un quiproquo à cause des différences sémantiques de « cher » et l’humour ne cache pas le sérieux. Ce n’est pas vraiment du burlesque car le burlesque est trivial, familier, grotesque.

« Tous ces kilos qu’elle portait… » ; on a un ton sérieux, solennel, l’impression qu’il va parler de choses capitales. Cela prépare le burlesque. Ce burlesque est grotesque puisqu’on a « seulement deux jambes ». On imagine par contraste une femme avec 4 ou 5 jambes comme un monstre grotesque. C’est un masque pudique.

« La famille ça ne veut rien dire… » ; on a une comparaison burlesque car les enfants sont rabaissés à des animaux. Gary veut dénoncer tous ceux qui abandonnent leur chien comme on abandonne un enfant. C’est de l’humour noir car on s’amuse devant des choses qui désolent (pessimisme).

V. L’humour

Gary utilise cette stratégie pour appâter le lecteur, rendre la lecture plus active ; une façon légère de faire passer des messages. L’exemple du chien permet de dire que l’argent fausse les rapports humains.

L’humour est aussi parfois satirique pour se moquer, pour dénoncer un défaut moral : exemples de la mort dans l’escalier, du chien, du raciste antisémite.

C’est un texte débridé, le lecteur rentre dans les chaos joyeux. Cependant, par moments, on affleure des réflexions philosophiques (paragraphe sur la mémoire) ; on a une réflexion sérieuse sur la constitution d’un individu mais empreinte d’une certaine tristesse : « parfois ça me manque ». Pour Gary, la naissance, c’est l’âge du premier souvenir. Il regrette l’insouciance ; la vie est source de souffrance, de douleur. Cette citation est résumée par un énorme plan philosophique : organique, vivant, mécanique. « La Vie devant soi » car Momo revoit Madame Rosa jeune au cinéma ; analepse, retour en arrière.

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