Jean-Jacques Rousseau

Rousseau, Emile ou de l’éducation, Livre III, Mon fils artisan

Texte étudié

L’artisan ne dépend que de son travail ; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave ; car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion d’autrui. L’ennemi, le prince, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ ; par ce champ on peut le vexer en mille manières ; mais partout où l’on veut vexer l’artisan, son bagage est bientôt fait ; il emporte ses bras et s’en va. Toutefois, l’agriculture est le premier métier de l’homme : c’est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble qu’il puisse exercer. Je ne dis pas à Émile : Apprends l’agriculture ; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers ; c’est par eux qu’il a commencé, c’est à eux qu’il revient sans cesse. Je lui dis donc : Cultive l’héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage, ou si tu n’en as point, que faire ? Apprends un métier.

Un métier à mon fils ! mon fils artisan ! Monsieur, y pensez-vous ? J’y pense mieux que vous, madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu’un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien : moi, je lui veux donner un rang qu’il ne puisse perdre, un rang qui l’honore dans tous les temps ; je veux l’élever à l’état d’homme ; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins d’égaux à ce titre qu’à tous ceux qu’il tiendra de vous.

La lettre tue, et l’esprit vivifie. Il s’agit moins d’apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh ! tant pis, tant pis pour vous ! Mais n’importe ; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à l’état d’artisan, pour être au-dessus du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l’opinion, commencez par régner sur elle.

Souvenez-vous que ce n’est point un talent que je vous demande : c’est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s’en passer.

Rousseau, Émile ou De l’éducation, Livre III

Introduction

Émile ou De l’éducation, publié en 1762, est un traité dans lequel Rousseau défend un système éducatif fondé sur le respect de la nature.
Ce traité d’éducation a été jugé scandaleux à l’époque.
Il est très novateur, en rapport avec la réflexion politique, sociale et psychologique de Rousseau.
Rousseau part de l’idée que l’on ne connaît pas l’enfance et que l’on cherche toujours à voir l’homme dans l’enfant. Il en profite pour juger sévèrement la société.
Il aborde dans ce texte les notions de nature, de liberté, d’apprentissage et de religion.

I. Arguments en faveur de l’apprentissage d’un métier

Rousseau défend ici sa thèse qui est la nécessité impérative d’avoir un métier. Il avance trois arguments.

1. Argument 1

Le premier argument annoncé est l’autonomie et l’indépendance.
L’artisan, de par son métier, échappe aux aléas de la nature et de la malveillance des hommes. Il peut survivre partout. Il « ne dépend que de son travail », il est « libre », mot répété plusieurs fois au début du texte. De même, à la fin du premier paragraphe, Rousseau explique que la métier pallie la perte ou l’inexistence d’un héritage ; c’est une garantie de survie.
On doit noter que Rousseau prend la peine de défendre l’agriculture mais il ne l’envisage que comme possession acquise par l’héritage.

2. Argument 2

Le second argument annoncé est le fait d’être un homme.
Cet argument est lié à la réaction de la mère.
C’est un argument d’ordre moral et social, à savoir que posséder un métier permet d’être un homme et par ce fait s’oppose à la notion de rang social, qui n’est possédé que grâce à un titre. Rousseau fait référence ici à la noblesse (« lord », « marquis », « prince ») et à son caractère artificiel et sa précarité.
Le métier fait la noblesse : « Je veux l’élever à l’état d’homme ».
On note que le lexique de la condition sociale domine dans tout le deuxième paragraphe.
Nous sommes dans un domaine cher aux Lumières, celui de la hiérarchie de la société française et des privilèges conférés par la naissance.

3. Argument 3

Le troisième argument annoncé met en avant la valeur du travail.
Cet argument est le corollaire du précédent. Pour l’auteur il faut lutter contre le conformisme, et les stéréotypes péjoratifs concernant le travail manuel. Il faut aussi avoir le courage de choisir un métier pour afficher la valeur du travail dans une société où les aristocrates pensent déroger (s’abaisser) en travaillant. On voit ici une certaine idéologie du progrès, avec la volonté et l’envie de modifier les mentalités : « l’esprit vivifie ». Rousseau veut nous faire prendre conscience que c’est sur ce fait que se base la vie. Cette connotation est presque révolutionnaire.
L’ensemble de l’argumentation est repris dans le dernier paragraphe, sous la forme d’un exemple à contrario. D’après Rousseau un métier ne doit pas simplement être un talent inexploitable en dehors de certaines circonstances privilégiées mais véritablement adapté au travailleur.
Les arguments se suivent avec des angles différents mais avec toujours la question de la condition sociale dans une société inégalitaire et hiérarchisée. L’orientation idéologique de Rousseau revendique l’égalité, la pensée humaniste, la défense des artisans et de leur travail, le mépris des biens acquis par la naissance, le refus d’une hiérarchie qui confère des privilèges à des hommes qui ne le méritent pas.

II. L’énonciation

1. Les différents interlocuteurs

On remarque à la ligne 13 un passage au style direct avec des points d’exclamation et d’interrogation ; Rousseau donne la parole à sa mère, la mère d’Émile (« lui » à la ligne 16 désigne Émile) mais aussi n’importe quelle mère appartenant à une classe favorisée.
La fait d’insérer ainsi directement une objection dans le discours est un procédé très efficace car cela laisse croire que celui qui parle est accessible à la contradiction. Il y répond d’ailleurs immédiatement.
On note l’existence de différents « vous » dans cet extrait ; aux lignes 14, 18 et 19 ce « vous » désigne la mère, par contre de la ligne 22 à la ligne 28 le « vous » est pour Émile et tous ceux de son âge, mais sans doute aussi pour tous les lecteurs, et particulièrement les nobles.
Ce texte a donc une portée générale.

2. Forme impressive

Le registre, dans ce extrait, est plus particulièrement polémique.
Rousseau écrit avec vie, presque avec passion. Son expression est convaincue. Il n’y a pas de tiédeur ici.
Ses phrases sont brèves et percutantes (ligne 3, ligne 15).
Il utilise de nombreuses figures de style comme les antithèses, les gradations, les répétitions, les énumérations, ou encore les oppositions « vous » / « moi ».
Rousseau s’adresse directement aux lecteurs dans le premier paragraphe ; il passe au style direct aux lignes 9, 11 et 13 pour relancer son argumentation.
Il utilise de plus de nombreuses ponctuations émotives ainsi qu’une question oratoire à la ligne 12.
Rousseau fait preuve d’une véritable éloquence.

III. Les références socioculturelles et historiques

1. L’agriculture

Rousseau lui accorde beaucoup d’importance, elle est « le premier métier de l’homme » (ligne 8).
Certes, « le laboureur est esclave » mais ce qui est mis en cause n’est certes pas sa valeur mais la notion de transmission de patrimoine : le laboureur ne possède pas sa terre, sous-entendu que cela est injuste.

2. Les titres de noblesse

Ce sont des référents importants sur le plan social ; Rousseau fait un parallèle récurrent entre ce qui est donné par la naissance et ce qui s’acquiert par l’apprentissage.
Sont donc critiqués par Rousseau d’une part les inégalités de naissance et donc de condition, le jugement porté sur les hommes en fonction de leur origine sociale, et d’autre part l’impossibilité de travailler pour les aristocrates et le mépris pour l’artisan.

3. Acquisition des talents et des connaissances

Il ne faut pas apprendre seulement pour apprendre et posséder des connaissances mais pour exercer un métier, pour remplir véritablement une tâche qui est à l’honneur de l’homme qui l’accomplit.
Le mot « talent » renvoie à une éducation mondaine qui met l’accent sur la représentation, l’apparence et l’extérieur.
Le terme « connaissances » renvoie, lui, à un savoir théorique, aux raisonnements et aux systèmes.
Rousseau rejette cela. Son raisonnement est humaniste : « la lettre tue et l’esprit vivifie ».

Conclusion

Ce texte est fortement teinté de réflexion politique. C’est une remise en question de tout le système contemporain de Rousseau.
Mais c’est un texte tout à fait adaptable à notre époque ; comment les métiers manuels sont-ils considérés aujourd’hui ?

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