Rousseau, Les Confessions, L’Expérience chez Monsieur Ducommun
Texte étudié
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable
le travail que j’aurais aimé, et par me donner des vices que
j’aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne
m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale a
l’esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit
en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n’eus
jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour
l’effronterie. Mais j’avais joui d’une liberté honnête, qui seulement
s’était restreinte jusque-là par degrés, et s’évanouit enfin
tout à fait. J’étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier,
discret chez mon oncle ; je devins craintif chez mon maître, et dès
lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec
mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un
plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je
n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à
mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres :
qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osais
pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas,
et de la chambre aussitôt que je n’y avais rien à faire, où, sans
cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu’objets de jouissances
pour d’autres et de privations pour moi seul ; où l’image de la liberté
du maître et des compagnons augmentait le poids de mon
assujettissement ; où, dans les disputes sur ce que je savais le
mieux, je n’osais ouvrir la bouche ; où tout enfin ce que je voyais
devenait pour mon cœur un objet de convoitise, uniquement
parce que j’étais privé de tout. Adieu l’aisance, la gaieté, les mots
heureux qui jadis souvent dans mes fautes m’avaient fait échapper
au châtiment. Je ne puis me rappeler sans rire qu’un soir,
chez mon père, étant condamné pour quelque espièglerie à
m’aller coucher sans souper, et passant par la cuisine avec mon
triste morceau de pain, je vis et flairai le rôti tournant à la broche.
On était autour du feu ; il fallut en passant saluer tout le monde.
Quand la ronde fut faite, lorgnant du coin de l’œil ce rôti qui avait
si bonne mine et qui sentait si bon, je ne pus m’abstenir de lui
faire aussi la révérence, et de lui dire d’un ton piteux : Adieu, rôti.
Cette saillie de naïveté parut si plaisante, qu’on me fit rester à
souper. Peut-être eût-elle eu le même bonheur chez mon maître,
mais il est sûr qu’elle ne m’y serait pas venue, ou que je n’aurais
osé m’y livrer.
Rousseau, Les Confessions
Définition
L’autobiographie (d’après Philippe Lejeune : critique littéraire) : récit rétrospectif qu’une personne réelle fait de propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.
Introduction
Rousseau est né en 1712 et meurt en 1778. Écrivain français du 18ème siècle, au moment où il entreprend d’écrire son autobiographie, il a déjà élaboré une théorie politique. En effet, il écrit en 1752 le discours sur l’inégalité, le contrat social et Émile (1761).
Cet extrait du livre premier des Confessions (1712-1728) constitue l’histoire d’une période difficile pour l’enfant puisqu’en avril 1725, Rousseau entre en apprentissage pour trois ans chez le graveur Ducommun. L’analyse de cette époque montre combien le sentiment de dégradation morale et de déchéance sociale a été vivement ressenti par l’auteur. En effet, à cause de la logique de l’aveu qui est le but des Confessions, Rousseau se voit contraint de donner de lui-même une image peu flatteuse. Les Confessions sont destinées aux lecteurs afin qu’ils le jugent lorsqu’il dira ce qu’il a fait de bien ou mal. Confié successivement à plusieurs tuteurs, le jeune Rousseau est finalement placé en apprentissage dès l’âge de douze ans. D’abord renvoyé de chez un greffier, il va vivre chez Monsieur Ducommun (graveur) des mois de souffrance qui le traumatiseront. Ce texte nous montre la tyrannie ressentie par Rousseau et ses effets sur sa personnalité.
I. Description de la tyrannie
Le récit de son séjour chez le graveur est l’occasion pour Rousseau d’une description des effets pervers de la servitude. C’est d’abord la perte de sa liberté qui est décrite de façon dégressive « elle est restreinte … par degré … s’évanouit ». Cette perte de liberté s’accompagne d’une prise de conscience due au « poids des chaînes qu’on lui impose ». Ce qu’exprime Rousseau dans un champ lexical à connotation hyperbolique « tyrannie … esclavage … servile … enchaîné … assujettissement ». Ces termes évoquent la contrainte physique exercée sur lui et à laquelle s’ajoute la douleur intellectuelle et morale avec la répétition de l’expression « je n’osais ouvrir la bouche ». Dès la première phrase, Rousseau souligne ainsi la métamorphose qui s’opère en lui sous l’effet de la tyrannie par une série d’antithèses « insupportable aimé … donner les vices que j’aurai haï ». L’opposition entre la réalité vécue est exprimée anaphoriquement par l’expression infinitive « par me … par me » et la réalité espérée « j’aurai aimé … j’aurai haï ». On voit que dans cette déchéance la volonté de l’enfant n’a aucun pouvoir.
Le conditionnel donne une image vertueuse de ce qu’il aurait pu être avec une bonne éducation. Une transformation et une dégradation progressive nous sont révélées.
C’est donc une dégradation morale qui apparaît dans tout le texte à cause de cette tyrannie. On retrouve l’idée de haine.
On voit alors apparaître le double mouvement de l’énumération des défauts, il y a deux phrases d’énumération :
Le dégoût (une méthode de pédagogie inefficace) ;
L’apprentissage de la convoitise (et Rousseau est victime de celle-ci).
Ainsi Rousseau dans ce passage, va identifier les moteurs de la dégradation morale. La crainte répond aux interdits, la dissimulation, l’hypocrisie et l’envie se compensent par le vol.
On constate aussi une dégradation des âges avec la dégradation des adjectifs « hardi », « libre », « discret », « craintif ». Cette dégradation fait référence au mythe chrétien du Paradis ou au mythe grec des origines du monde en disant que l’âge d’or est chez le père, l’âge d’argent à Bossey, l’âge d’airain (dur) chez l’oncle, l’âge de fer (esclavage, servitude) la période d’apprentissage.
II. L’apprentissage de la dissimulation et la frustration
Rousseau est privé de tout chez le graveur Ducommun : donc il considère tout ce qu’il voit comme un objet de convoitise.
Rousseau prend le lecteur comme témoin de cette transformation et l’invite à suivre les étapes successives de cette métamorphose. On retrouve deux séries de phrases qui désignent les deux moments de son existence, dont le lecteur en position centrale joue le rôle d’observateur.
D’un côté, son enfance heureuse : un jadis édénique, heureux (chez son père) ; de l’autre : un tableau plus sombre, amer et récriminateur du séjour chez le graveur Ducommun, décrit plus longuement avec l’anaphore « où » qui fixe l’image d’une maison détestée.
D’autre part, on remarque la coexistence d’un vocabulaire politique : « égalité parfaite », « liberté du maître », et d’un vocabulaire du désir : « plaisir », « désir », « convoitise ».
Ainsi la liberté équivaut à la satisfaction des instincts et l’esclavage à la frustration systématique, « je n’osais ouvrir la bouche » : l’expression même du désir est devenue une faute.
Conclusion
Rousseau dresse ici un bilan d’une expérience personnelle qu’il a vécue pour en tirer une sorte de loi universelle. Si l’âge d’or des premières années est fortement valorisé, c’est parce qu’il permettait la transparence des cœurs (le désir réalisé). Et si l’apprentissage chez Ducommun est insupportable, c’est parce qu’il provoque la frustration et la dégradation morale. L’autobiographie a permis de mettre en parallèle deux moments d’existence complètement opposés.