Claude Roy

Roy, Défense de la littérature, A quoi sert une œuvre d’art ?

Texte étudié

A quoi sert une œuvre d’art (en composer, en recevoir) ? Sûrement pas à donner tout de suite du pain à celui qui n’en a pas, à ouvrier tout de suite les portes des prisons sur les innocents à supprimer tout de suite l’exploitation, l’humiliation, l’oppression. Marc Pierret pense que les pièces de Planchon ou de Gatti ne servent à rien. Il y a d’autres bons esprits qui penseraient que l’art peut être assez utile, relativement utile, quand il traite des sujets vitaux (sociaux, humanitaires, économiques), mais que, vraiment, Marcel Proust ou Henry James, je vous demande un peu… Un ancien empereur chinois et un moine florentin, Savonarole, estimaient qu’il faut brûler tout ce qui ne sert à rien ; livres, tableaux, colifichets. Ils essayèrent ; Jdanov, dirigeant soviétique qui chercha à imposer aux artistes et écrivains russes le « réalisme socialiste », pensait qu’il ne fallait laisser publier que les œuvres « écuanteurs ». Marc Pierret va plus loin ; il n’a d’intérêt que pour le théâtre qui ferait sortir ses spectateurs si incités qu’ils passeraient sans reprendre haleine à l’action. Il n’aime pas ces spectateurs passifs, qui sont émus, contents, dénoués, qui applaudissent. Il les soupçonne de se donner une bonne conscience facile en allant regarder le spectacle du malheur (celui des autres), artistiquement transposé et donc rendu inoffensif.

Mais est-ce de bonne conscience seulement qu’il s’agit, au théâtre, dans les livres, dans l’art ? Est-ce que ce n’est pas d’abord de conscience de prendre conscience ? L’art qui se croit art pour l’art est-il jamais uniquement pour l’art ? Les médecins s’occupent des corps souffrants, les ingénieurs des ponts et des machines, les économistes des plans, les agronomes de récoltes. De quoi s’occupent les écrivains et les artistes en général ? Ils s’occupent d’éveiller l’imagination, de désengourdir cette dormeuse si souvent sourde, la sensibilité, de nous faire sortir de nous. (Ce n’est pas obligatoirement ; sortir de nos gonds). Il est vrai que cela donne d’abord beaucoup de joie. L’exercice de passions, des sentiments, des idées dont nous n’avions pas conscience qu’elles sommeillaient en nous, donne à l’esprit une impression de souplesse, d’enrichissement et de satisfaction, même dans l’insatisfaction. La culture, ce n’est pas d’avoir emmagasiné beaucoup de connaissances, c’est d’avoir ressenti beaucoup d’expériences et de sentiments. Ce ne sont pas forcément, toujours, de bons sentiments, mais il y a une joie aussi à comprendre ou à imaginer, grâce aux beaux monstres de Shakespeare ou de Dostoïevski, de Balzac ou de Sade, les abysses où chacun de nous risque de s’abîmer.

Introduction

Nous allons étudier un texte de Claude Roy, auteur contemporain qui prend la défense de la littérature en 1968. Il étudie la problématique de l’art et de la ou des fonctions qui lui incombent. Dans cet extrait, l’auteur affirme sa thèse en s’opposant à d’autres thèses qui envisagent l’aspect social, matériel, fonctionnel etc. de l’art. Partir de la définition de l’art, c’est reconnaître que chaque science, chaque discipline a une fonction qui lui est propre. La fonction inhérente à l’art est ainsi déduite et développée. Dans un premier temps, nous étudierons la tonalité didactique et argumentative de l’extrait, puis en second lieu, nous analyserons la tonalité oratoire pour proposer en dernier point une définition de l’art.

I. Tonalité didactique et argumentative

1. Thème et thèse

La problématique de l’œuvre d’art est envisagée du point de vue de sa finalité, « A quoi sert une œuvre d’art ? » Le texte s’ouvre sur une question. Du point de vue de la thèse, Claude Roy envisage non pas l’art pour l’art, mais l’art d’après la fonction qu’il doit remplir. De même que chaque discipline ou chaque science a une fonction qui lui est propre, de même, l’art a par définition son rôle à assumer.

2. Le problème

Quelle est la véritable utilité de l’art ? Pouvons-nous l’envisager du point de vue de sa fonction matérielle ? « Donner du pain à celui qui n’en a pas », du point de vue de sa fonction sociale ? « supprimer l’exploitation, l’humiliation, l’oppression ». La référence au critique français contemporain soulève la question de l’art fonctionnel. Où est l’utilité de l’art ? L’art est-il par définition dépourvu d’utilité ? Les opinions sont partagées à ce sujet. L’art aurait pour certains une utilité à condition qu’il traite de sujets sociaux, humanitaires ou économiques tandis que l’art littéraire en serait dépourvu. L’art doit-il servir la politique et la politique sociale ?

Qu’en est-il de l’art et du problème de la bonne conscience ? Nous constatons la connotation morale de l’art, il s’agit de l’envisager du point de vue de la conscience. Par exemple au théâtre par rapport auquel les spectateurs tendent de se donner bonne conscience en allant voir le spectacle du malheur des autres. Il y a par conséquent une transposition de la vie jouée sur la vie réelle, l’art aurait une fonction cathartique grâce à l’identification des spectateurs aux personnages. Nous retrouvons à ce niveau de réflexion la définition aristotélicienne de la tragédie.

Si nous admettons que la bonne conscience suppose la conscience ou la prise de conscience, nous mettons en avant la connotation intellectuelle. L’art est le reflet de la vie commune transposée. L’homme est porteur de l’humanité qui est en lui, et il serait conscient de cette transposition lorsqu’il aurait affaire à une œuvre d’art. L’art pourrait donc être la reconnaissance de l’humanité qui est en nous. Nous pouvons anticiper une autre question, l’art est-il la révélation de l’homme ? Dans ce cas, l’art pour l’art existe-t-il ?

L’art a fatalement une fonction qui lui est propre de même pour les médecins, les ingénieurs, les économistes. Plusieurs fonctions sont possibles ainsi que le suggère le texte, il favorise l’éveil de l’imagination, c’est aussi une satisfaction au sens où il procure de la joie et il contribue également à l’éveil des idées et des sentiments. L’art serait en rapport avec ce qu’il y a d’inconscient chez l’homme. L’art permettrait une révélation sensible, imaginaire, intellectuelle et spirituelle. Il se définit comme culture non pas quantitative mais qualitative, c’est le miroir de l’homme.

II. La tonalité oratoire

Les procédés stylistiques

1. Les figures par amplification

Dans un premier temps, nous avons des anaphores, « est-ce, est-ce », nous avons une construction parallèle permettant de soulever les questions concernant la véritable fonction de l’art. Il faut susciter la réflexion, il y a refus des expressions toutes faites « l’art pour l’art ». C’est en fait un refus des opinions du fait de la valeur dépréciative qui leur est inhérente. Nous pouvons souligner les nombreuses occurrences du mot « art » ainsi que de la « conscience », l’auteur explore le champ sémantique du mot et sa polysémie, la connotation est tant morale, bonne conscience qu’intellectuelle, prise de conscience.

La progression est mise en avant par la gradation, « au théâtre dans les livres, dans l’art », on passe du plus précis au plus général avec une volonté de tout englober et un souci de complétude. La multiplication des exemples se fait par le biais d’énumérations. Les rythmes binaires et ternaires sont nombreux dans tout le texte.

2. Les figures par analogie

Nous avons une mise en place d’une analogie. Chaque corps de discipline à une fonction propre, il en est de même pour l’art, le raisonnement est déductif. La personnification du sommeil nous offre l’idée d’un art qui éveille et nous ouvre sur la vie.

III. La définition de l’art

1. Redéfinition du concept d’utilité

Nous avons une remise en cause de la séparation entre l’utilité et la gratuité de l’art ainsi que de la notion de l’art pour l’art. Il s’agit de redéfinir les idées reçues. L’ironie de l’auteur envers les antithèses du texte met en avant la définition de la notion d’utilité. La fonction utilitariste de l’art n’est pas matérielle, sociale, l’utilité n’est pas fonctionnelle. Elle n’est pas immédiate mais à long terme et spirituelle. La fonction propre de l’art est d’éveiller les esprits, l’imagination, les sens, il a une fonction de révélation et par conséquent une valeur libératrice et cathartique.

2. Redéfinition de la culture

Nous avons une apologie des sentiments, un éloge. La culture ne se définit plus du point de vue quantitatif mais qualitatif. Les sentiments ont une fonction d’éveil chez l’homme. Ils s’accompagnent de satisfaction, de joie caractéristique de l’imagination ou de la compréhension.

Conclusion

Ce texte est une apologie de l’art en tant qu’il remplit la fonction qui lui est propre et qui est avant tout une fonction d’éveil de la sensibilité, de l’esprit et de l’imagination. Il y a une contribution de l’art à l’humanité, c’est un enrichissement et une révélation pour l’homme.

Du même auteur Roy, Clair comme le Jour , Dormante

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