Nathalie Sarraute

Sarraute, Enfance, Incipit, Alors tu vas vraiment faire ça ? […] Laisse-moi…

Texte étudié

— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.

— Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…

— C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent…

— Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas…

— Et pourtant ce que tu veux faire… « évoquer tes souvenirs »… est-ce que ce ne serait pas…

— Oh, je t’en prie…

— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal…

— Oui, comme tu dis, tant bien que mal.

— Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre… celui…

— Oh, à quoi bon ? je le connais.

— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que d’y penser…

— Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n’est pas toujours cette même crainte… Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes…

— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas… pas assez… que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d’avance…

— Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent… laisse-moi…

Introduction

Il faut insister sur l’âge auquel elle écrit cette autobiographie : 83 ans, c’est donc un récit de vieillesse. Cela peut être déroutant, car elle avait beaucoup de lien avec le Nouveau Roman. Elle se lance donc dans cette expérience qui semble plus traditionnelle. C’est un dialogue entre elle-même et sa conscience, et elle s’interroge sur le bien-fondé de cette entreprise autobiographique.

I. Un texte assez original et peu déconcertant

A. Un texte avec un genre assez imprécis

Au premier regard, cela ressemble plus à un dialogue théâtral, car c’est une succession de tirets, de répliques très courtes dans la première partie, et plus longues dans la deuxième. Cela forme un dialogue fondé sur un jeu de questions-réponses. Il y a une succession de questions, cf. les points d’interrogation et les points de suspension. Cela montre qu’il y a certainement des difficultés. Il y a une sorte de dédoublement entre l’écrivain et sa conscience (cf. le tutoiement). C’est un dialogue qui s’instaure entre d’un côté celle qui veut raconter ses souvenirs et de l’autre côté, les rasions d’écrire, les moyens et sur la nature même des souvenirs.

B. Ce début est donc peu conventionnel, par toutes ces incertitudes

En général, au début d’une autobiographie, on définit le pacte autobiographique, qui est un contrat qui s’établit entre l’écrivain et le lecteur assurant la sincérité de l’auteur (cf. P. Lejeune qui définit ce pacte). Nathalie Sarraute ne présente pas du tout les choses de cette façon. Elle dit d’abord « je ne sais pourquoi » ligne 5, puis à la ligne 12 « si il faut te le demander ». Il n’y a pas de référence au lecteur, pas d’interpellation : ce n’est pas habituel.

II. Un incipit qui remplit sa fonction : présenter les caractéristiques de l’autobiographie

A. Une notion de désir, idée de projet

A la ligne 1, il y a « alors, tu vas vraiment faire ça ? », ce qui suggère un projet antérieur, en tête, avec « alors », « vraiment ». Il faut rappeler que c’est la première phrase. C’est renforcé par le verbe « tu vas », qui montre un élan, une démarche, le verbe « tu veux » aux lignes 3 et 9 montre également la même chose et le verbe « je voudrais » à la ligne 42 montre lui l’idée de volonté.

B. Le contenu du projet

En dépit de certains flottements, certaines incertitudes, on a quand même ses intentions : « évoquer tes souvenirs d’enfance » => c’est entre guillemets, donc c’est un projet qui a déjà été énoncé. Le verbe « évoquer » montre que Nathalie Sarraute décide de présenter de manière un peu décousue, pas approfondie, son passé. Elle n’a pas la prétention de tout dire, en plus dans un ordre chronologique. « Evoquer tes souvenirs » revient ligne 4 et ligne 9.

C. Une sorte de pacte autobiographique

C’est quand même un pacte implicite surtout par le fait que le lecteur n’est jamais évoqué mais ce recours au dialogue souligne une certaine forme de sincérité. On a bien l’impression que Nathalie Sarraute ne raconte pas de mensonge. Le lecteur n’est pas évoqué mais le « tu » peut aussi être une forme du lecteur.

III. Les difficultés de ce projet autobiographique

A. La première voix

Elle évoque surtout les dangers, les problèmes. Le premier problème mis en évidence, c’est qu’écrire une autobiographie est banal, et c’est donc pour cette raison qu’elle insiste beaucoup dans la première réplique sous forme de questionnement : « tu vas vraiment faire ça ? » à la ligne 1, « est-ce que se ne serait pas » à la ligne 6, « est-ce vrai » à la ligne 10. Elle force l’écrivain à vraiment s’interroger avant de se mettre à l’écriture. « ça » reprend l’expression « évoquer… », mais « ça » est un petit mot péjoratif, indéfini, flou. A la ligne 35, il y a c’est du « tout cuit », « donné » d’avance : c’est donc un genre très stéréotypé. C’est facile, on n’a pas besoin d’inventer, la vie est déjà vécue, ce qui est différent d’un roman puisqu’il faut inventer, il y a un travail de création.

Écrire une autobiographie, c’est renoncer à tout ce qu’elle a fait avant, c’est comme une démission. Par exemple, à la ligne 13 on trouve « quitter ton élément », ce qui renvoie à ce qu’elle faisait avant. Il y a aussi « prendre ta retraite », « tes forces déclinent » : la biographie est ici présentée comme une solution de facilité.

B. La deuxième voix

Au départ, elle apparaît assez timorée, car elle répond d’abord par des formules incertaines, vagues. A la ligne 5, il y a « je ne sais pas », ligne 8 « je ne crois pas », « je t’en prie » : c’est une supplication, situation d’infériorité. Puis, elle prend un peu d’assurance et refuse l’argument de la voix qui la contredit et affirme plus clairement ses motivations. A la ligne 16 il y a « à quoi bon, je le connais » : elle souhaite aborder une nouvelle façon d’écrire pour elle, et elle trouve que l’autobiographie lui correspond très bien. C’est pour cette raison qu’elle répond aux lignes 37-38 « rassure-toi pour ce qui est d’être donné ». Elle argumente ensuite avec « tout vacillant », « aucun mot écrit », « aucune parole ». C’est une sorte de terrain vierge, personne n’avait raconté sa vie. L’expression « il me semble que ça palpite » montre que se sont des choses vivantes, donc pas si banales que ça. En ce sens, elle contredit bien la réplique des lignes 17 à 21 où la première voix insistait beaucoup sur cet aspect fluctuant, l’aspect vivant de ce qu’elle pouvait écrire dans le passé. Ainsi, la deuxième voix insiste sur le fait que les souvenirs sont vivants et que pour les mettre sur le papier, pour elle, c’est une expérience nouvelle. En fait, elle recherche en écrivant une autobiographie quelque chose de novateur.

C’est aussi une façon pour elle de laisser une trace de certaines expériences vécues : « des petits bouts de quelque chose d’encore vivant », « avant qu’ils disparaissent ». Écrire sur le papier s’oppose à la fuite du temps.

Conclusion

Cette page d’autobiographie ressemble beaucoup à la façon dont elle avait l’habitude d’écrire avant. C’est une écriture fragmentée. Pour elle, c’est un gage de sincérité.

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