Sarraute, Enfance, Incipit, Alors tu vas vraiment faire ça ? […] Laisse-moi…
Texte étudié
— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.
— Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…
— C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent…
— Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas…
— Et pourtant ce que tu veux faire… « évoquer tes souvenirs »… est-ce que ce ne serait pas…
— Oh, je t’en prie…
— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal…
— Oui, comme tu dis, tant bien que mal.
— Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre… celui…
— Oh, à quoi bon ? je le connais.
— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que d’y penser…
— Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n’est pas toujours cette même crainte… Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes…
— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas… pas assez… que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d’avance…
— Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent… laisse-moi…
Introduction
Il faut insister sur l’âge auquel elle écrit cette autobiographie : 83 ans, c’est donc un récit de vieillesse. Cela peut être déroutant, car elle avait beaucoup de lien avec le Nouveau Roman. Elle se lance donc dans cette expérience qui semble plus traditionnelle. C’est un dialogue entre elle-même et sa conscience, et elle s’interroge sur le bien-fondé de cette entreprise autobiographique.
I. Un texte assez original et peu déconcertant
A. Un texte avec un genre assez imprécis
Au premier regard, cela ressemble plus à un dialogue théâtral, car c’est une succession de tirets, de répliques très courtes dans la première partie, et plus longues dans la deuxième. Cela forme un dialogue fondé sur un jeu de questions-réponses. Il y a une succession de questions, cf. les points d’interrogation et les points de suspension. Cela montre qu’il y a certainement des difficultés. Il y a une sorte de dédoublement entre l’écrivain et sa conscience (cf. le tutoiement). C’est un dialogue qui s’instaure entre d’un côté celle qui veut raconter ses souvenirs et de l’autre côté, les rasions d’écrire, les moyens et sur la nature même des souvenirs.
B. Ce début est donc peu conventionnel, par toutes ces incertitudes
En général, au début d’une autobiographie, on définit le pacte autobiographique, qui est un contrat qui s’établit entre l’écrivain et le lecteur assurant la sincérité de l’auteur (cf. P. Lejeune qui définit ce pacte). Nathalie Sarraute ne présente pas du tout les choses de cette façon. Elle dit d’abord « je ne sais pourquoi » ligne 5, puis à la ligne 12 « si il faut te le demander ». Il n’y a pas de référence au lecteur, pas d’interpellation : ce n’est pas habituel.