Sarraute, Enfance, Incipit
Texte étudié
[début] … « tu m’y plonges ».
Vocabulaire
outrecuidant : présomptueux (qui a trop confiance en lui);
gradiloquent : qui parle avec de longues phrases (qui parle avec emplase);
objurgation : (litt, surtout au pluriel) : 1. remontrances, mises en garde sévères; (2. prière à quelqu’un, supplication à quelqu’un);
limbes : (terme de théologie, pluriel) : 1. séjour de félicitée (bonheur) des enfants nés sans baptême; 2. (courant) : état incertain, un peu vague.
Introduction
Biographie de Nathalie Sarraute :
Natacha Tcherniak est née en 1900 en Russie d’un père chimiste et d’une mère écrivain. Ses parents divorcent. Elle vit avec sa mère, toute jeune à Paris. Sa mère la laisse pour des vacances avec son père quand elle a 9 ans mais ne viendra jamais la rechercher. Elle est alors inscrite au cours de Brebans. Elle retourne à l’école à 10 ans, a un retard qu’elle rattrape rapidement pour avoir son bac à 16 ans.
Elle s’entend bien avec son père, qui s’est marié avec Vera, et ont une petite fille.
Natacha a alors une licence d’anglais et part à Oxford, puis fait du droit : elle devient avocat. Elle se marie avec Raymond Sarraute à 25 ans. Elle commence à écrire dans les années 1930; et doit se cacher pendant la seconde guerre mondiale étant d’origine juive.
En 1956, l' »Erre du soupçon » est publié et la rend célèbre. Cette œuvre est considérée comme le manifeste du « nouveau roman » qui émerge alors.
1962 : « Les Fruits d’or », roman.
Elle écrit ensuite des essais de critique littéraire, des pièces de théâtre.
1983 : « Enfance » qui est son grand succès.
Elle a connu des souffrances pendant son enfance, a eu une vie instable mais a réussi ses études. Elle publie des textes d’après-guerre et est le chef de file du nouveau roman.
Forme et fonction du titre
A. Forme : pas de déterminant dans le texte : il s’agit d’une enfance comme une autre. Elle ne veut pas travailler sur l’individuel. Elle veut atteindre le fond commun à tous les hommes.
B. Fonction : informer le lecteur sur le contenu de l’œuvre, à savoir que l’auteur va raconter son enfance.
Sarraute prend ses distances par rapport à la tradition littéraire. Son autobiographie n’a rien de traditionnel. Elle est très réticente face à la tendance que les auteurs ont à améliorer les souvenirs.
page 43 : Sarraute fait allusion aux écrivains qui racontent le souvenir de leur propre naissance, ce qu’elle ne fait pas (allusion ici à Chateaubriand et Rousseau notamment).
Structure de l’œuvre
Il y a environ 70 segments. Les blancs correspondent à des défauts de la mémoire. Cela permet de bien imiter le fonctionnement de la mémoire de l’homme.
Chronologie de son enfance globalement respectée mais le premier souvenir évoqué n’est pas le plus ancien, et elle commence par parler du temps présent; les datations sont de plus floues : son œuvre autobiographique est subjective et n’a rien d’un travail d’historien.
Elle fait une autobiographie sous forme de dialogue entre elle-même et sa conscience. Il y a un personnage narrateur et un personnage critique. Son but est d’étudier les tropismes. Nathalie Sarraute appelle « tropisme » les réactions qu’ont les humains aux paroles de leurs proches. Elle veut témoigner.
Les personnages
Pas de portrait. Elle cite les personnages et les met dans des situations.
Autres personnages : sa mère, son père, Véra. Il ont un double visage : positif ou négatif.
Thématiques
Deux thèmes principalement :
– l’enfance;
– les tropismes.
Introduction du prologue
L’extrait étudié est le prologue et on a affaire entre un dialogue avec elle-même et son esprit, sa conscience. Ce texte/prologue est assez original surtout compte-tenu du titre utilisé, qui est assez conventionnel. En effet puisque Sarraute refuse le genre autobiographique traditionnel par son écriture originale.
I. Sarraute refuse le genre autobiographique traditionnel
A. Elle le refuse en se méfiant et se dépouillant des conventions
1. Ce qui est refusé
La motivation traditionnelle d’écrire qui est « d’évoquer ses souvenirs ».
Le « tout ouït », le « donné d’avance », quelque chose qui serait déjà figé et qui s’oppose pour elle à l’informe, l’indéfini, comme le montre le champ lexical de l’informe, de l’indéfini : « quelque chose d’informe », « vacillant », « hors des mots », « disparaissent », « ce qui palpite encore dans les limbes », « des petits bouts de quelque chose », « personne n’en parle », « ça se déforme », « tout s’échappe, fluctue, se transforme », ainsi que le pronom démonstratif contracté « ça ».
2. Ce qu’elle recherche
C’est-à-dire le vrai objet de son œuvre. Son œuvre ne consiste pas en l’écriture de son enfance mais dans la recherche de l’identification des tropismes, c’est-à-dire les mots, les gestes, ou les situations déclencheurs de réactions chez les individus.
D’où l’emploi du masculin dans les adjectifs « grandiloquent » et « outrecuidant ». Puisque pour Sarraute il est important d’atteindre le niveau commun à tous les êtres humains, qui sont asexués.
D’où également l’importance des sensations et du ressenti dans l’œuvre : « ces mots te gênent », « je ne le sens pas », « ce que je crains », présence d’un champ lexical du désir : « ça me tente », « je voudrais », « quand quelque chose se met à te hanter », « tu me pousses (à) ».
D’ailleurs, l’évocation du premier souvenir (après cet extrait) naît d’un souvenir puisque se sont les objurgations du personnage critique qui vont pousser le personnage narrateur à raconter un premier souvenir sur le thème de l’interdit.
B. En innovant par le choix de divers procédés
1. Par le choix d’une forme dialoguée qui est complètement différente de l’autobiographie traditionnelle, où l’on a un récit.
2. Par un dédoublement du narrateur
Dans une autobiographie traditionnelle, le dédoublement du narrateur est courant (dédoublement entre le narrateur adulte et enfant). Chez Sarraute, il y a un dédoublement du personnage adulte. L’un des deux assume la narration, veut se plonger dans le passé, les souvenirs, veut retrouver les tropismes, est responsable du choix des souvenirs et de la fragmentation. Il est une sorte d’osmose avec le « je » du passé. L’autre est sceptique : il exerce une sorte de contrôle sur celui qui assume la narration; et est donc un personnage critique.
3. Technique de la fragmentation
Les souvenirs d’enfance arrivent par fragments/segments et sont sélectionnés par le personnage qui assume la narration.
II. L’écriture de Sarraute
A. Refus du style tel qu’il est enseigné à l’école, le style traditionnel
1. Mélange des niveaux de langues : soutenu (« objurgation », « limbes », …), courant et familier (« bon », tournures de phrases avec une syntaxe incorrecte : « tu vas vraiment faire ça? »).
2. De nombreuses virgules, nombreux points de suspension pas suivis de majuscules, mais seulement utilisés pour juxtaposer les idées et donc imiter les hésitations de la mémoire.
B. Nathalie Sarraute souligne l’aspect sensuel sensible de l’écriture
Champ lexical de la perception (toucher, vue) : « à tatons », « tu l’agrippes », …
C. Elle souligne la difficulté qu’elle a à écrire
1. Voir la longue réplique du personnage critique qui sous-entend que pour écrire son autobiographie, il n’y a pas de phénomène de type « inspiration divine » mais que l’esprit a besoin de travailler, réfléchir pour trouver ce qui est dans la mémoire et l’inconscient.
2. La mémoire et l’inconscient fonctionnent grâce à des mécanismes complexes liés au hasard. Ils doivent reconstituer le passé à partir de bribes de souvenirs : « de petits bouts de quelque chose encore vivant ».
III. Le rôle du narrateur double dans le prologue
A. Le personnage critique insinue le doute sur la valeur de l’entreprise du narrateur
1. Fréquence des interrogations (surtout dans la première moitié de l’extrait) avec l’emploi du conditionnel (irréel du présent).
2. Emploi des points de suspension pour marquer des phrases inachevées.
3. Les impératifs : « reconnaît ».
4. Des expressions qui marquent la nécessité, le devoir.
5. Les champs lexicaux :
La vieillesse, le déclin.
La trahison, la tromperie : « comme ces mots te gênent », « il n’y a pas à tortiller », « on ne s’en rend parfois pas compte ».
6. Les modalisateurs :
doute : « peut-être », « est-ce que ce ne serait pas? », « peut-être mais c’est le seul ».
l’insistance : « vraiment », « comme », « seuls », « il n’y a pas à », « bien ça », « si », « il faut », « le seul », « toujours », « tout », « ne rien », « personne », « n’importe où », …
7. Emploi du pronom contracté « ça » qui a une valeur d’indéfinition ici.
B. Mais le personnage narrateur ne manque pas pour autant de lucidité.
1. Il réfute les accusations du personnage critique :
En commençant par assumer son envie d’évoquer ses souvenirs (voir début du texte);
En utilisant ensuite l’argument du ressenti et de la sensation;
En employant la supplication, la prière;
En tombant d’accord avec le personnage critique;
En renonçant presque;
En prenant carrément l’initiative du dialogue, en le dominant à partir du renversement de forces, où le volume des échanges entre le narrateur et le personnage critique va progressivement s’inverser.
2. Le personnage narrateur déclenche le premier souvenir :
Par association d’idées : thème de l’interdit dans le premier souvenir;
Parce que le personnage critique l’y pousse à la fois par « impulsion » mais aussi par ses objurgations.
Conclusion
C’est surtout la mise en garde, l’avertissement qui renvoie à une interdiction qu’il faut respecter qui va déclencher le premier souvenir.