Jean-Paul Sartre

Sartre, Les Mots, Le jardin d’enfants

Texte étudié

Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m’approchais d’eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre: comme ils étaient forts et rapides! comme ils étaient beaux! Devant ces héros de chair et d’os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine; je m’accotais à un arbre, j’attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté: « Avance, Pardaillan, c’est toi qui feras le prisonnier », j’aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m’eût comblé; j’aurais accepté dans l’enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L’occasion ne m’en fut pas donnée: j’avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n’en revenais pas de me découvrir par eux: ni merveille ni méduse, un gringalet qui n’intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation: cette grande et belle femme s’arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n’y voyait rien que de naturel: les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d’un maniement aisé: mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m’invitait à jouer, elle poussait l’amour jusqu’à deviner que je risquais de me prendre pour un nain — ce que je ne suis pas tout à fait — et d’en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l’impatience: « Qu’est-ce que tu attends, gros benêt? Demande-leur s’ils veulent jouer avec toi. » Je secouais la tête: j’aurais accepté les besognes les plus basses» je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer: « Veux-tu que je parle à leurs mamans? » Je la suppliais de n’en rien faire; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d’arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l’esprit, mes songes: je me vengeais de mes déconvenues par six mots d’enfant et le massacre de
cent reîtres. N’importe: ça ne tournait pas rond. Je fus sauvé par mon grand-père: il me jeta sans le vouloir dans une imposture nouvelle qui changea ma vie.

Sartre, Les Mots

Introduction

Dans Les Mots en 1963, Sartre tente de répondre à la question « Comment suis-je devenu écrivain ? ». Le projet de Sartre est donc de faire le point sur la relation qu’il entretient avec son œuvre sur « la névrose qui l’a à la fois permise et dominée » (névrose = état malheureux sans savoir vraiment pourquoi, il manque quelque chose pour être heureux). De plus il a un sentiment de contingence (d’être en trop). Il a l’impression que cette névrose l’a poussé à être un grand écrivain. En effet, pour faire face à ce sentiment, à cette angoisse existentielle, il décide de devenir écrivain. Il tente donc dans ce livre de se délivrer de cette névrose par une expérience littéraire. Cette autobiographie lui permet de se désolidariser de son enfance. Ce texte se présente comme une démonstration et l’adulte philosophe raconte avec autodérision comment se fabrique un écrivain. L’œuvre autobiographique vise donc ici à montrer la construction d’une image de soi, d’un projet. Nous sommes dans le cadre de la biographie, et plus particulièrement de l’autobiographie dans lequel on se propose d’étudier la représentation de l’enfance. Le texte étudié parodique et ironique, se passe avec sa mère, et est une expérience réitérée mais toujours vaine, nous permettant d’analyser le malaise de l’enfant.

I. La comédie héroïque

Imparfait d’habitude et dramatisation : « il y avait » : après midi au Jardin du Luxembourg qui résume toutes les habitudes de son enfance, une promenade synthétique (cela s’est produit plusieurs fois). Cet après midi échappe donc à l’anecdote. « Il y avait une autre vérité » exprime la brièveté, l’idée de malaise, il n’y a pas de modalisateur, pas de nuance, pas de prévention. Cette parataxe (peu d’éléments de liaison) exprime une volonté de dramatiser.
Juxtaposition de plusieurs verbes qui scandent les actions du petit Sartre : « jouaient … ».
Antithèse au niveau des regards des enfants et du jeune Sartre : « sans me voir »/ »je les regardais ».
Syntaxe : alternance des sujets « je » et « les enfants » : Le « je » est toujours en seconde position.
Devant ceux qui sont pour lui des « héros de chair et d’os », il éprouve tout d’abord un sentiment d’admiration et d’envie qu’exprime l’image « avec des yeux de pauvre » et la double modalité exclamative hyperbolique au discours indirect libre « comme ils étaient forts et rapides! Comme ils étaient beaux! » : discours intérieur qu’a pu tenir le jeune Sartre, il retrouve l’émotion de l’enfant frustré qu’il était.
Champ lexical positif : « beau, fort … » : image hyperbolisée des enfants, il parle d’eux comme les enfants parlent de leur héros : louange.
Auto-dévalorisation de Sartre, d’infériorité. Il se rabaisse, et on comprend alors le « je » toujours en seconde position.
Il mesure alors l’écart entre la réalité et la littérature.
« Ses contemporains », en opposition à sa famille et aux livres sont ses « vrais juges », et le « condamnent ». Le drame de l’enfant résulte du conflit entre ce qu’il croit et veut être, et la façon dont les autres le voient.
Au lieu de l’admiration qu’il a l’habitude de susciter (« merveille »), au lieu de la curiosité mêlée de répulsion qu’inspire une créature byzarre (« méduse »), c’est l’indifférence (« ils me frôlaient sans me voir »). Il découvre qu’il ne sert à personne, que personne ne l’attend, il se rend compte de sa condition d’être vivant.
Il s’assimile aux héros qu’il a lus, les qualités des héros amènent donc le registre du fantasme, du rêve, et non pas de l’orgueil. Touche ironique et parodique avec le retour de l’adjectif possessif « mon, mon, ma » : contradiction et humour. Enfant plongé dans les lectures faîtes sur son « perchoir ». Il s’identifie au héros invincible des romans de capes et d’épées, ce qui amène une confusion rêve/réalité.

Conclusion : Lorsqu’il s’imagine, il avoue qu’il se prend pour un héros. Conscience de Sartre quand, présentant des héros comme cela, il ne fait que présenter des clichés (ironie).
« Je m’accotais, j’attendais » : deux verbes impératifs, qui traduisent une absence de véritable initiative.
Situation : « Avance Pardaillan » : Il entend dans sa tête des phrases de roman. Il attend qu’on l’invite. « prisonnier, blessé, mort » : il est prêt à accepter des rôles de moins en moins glorieux. On voit le désir passionné pour Sartre de jouer avec les enfants, il est prêt à tout : gradation dans les rôles qu’il voulait faire (flèche en bas), irréel du passé « j’aurai abandonné » (ordre virtuel, imaginaire).

On est donc bien dans la comédie héroïque. Il ne fait rien pour entrer dans le jeu. « L’occasion ne me fut pas donnée » : c’est lui qui ne l’a pas prise. Il se sent exclu, juge les autres enfants. Hors, la sorte d’imposture avec laquelle il vit est le fruit de son imagination. Il a le sentiment qu’il n’y a pas d’autre réalité que la sienne.

II. La comédie maternelle

Deux expressions : « cachait mal, feignait ».
Réaction de la mère de Sartre est transparente dès le jeune Sartre.
Opposition entre « courte taille » et « grande et belle femme ».
Structure du syllogisme tronquée (ironique, « Tous les Sartre étaient petits … je tenais de mon père »), dernière partie est marquée par le lexique qui traduit la taille de Sartre : « gringalet, courte taille, nain ». Il perd son armure de mots.
La mère fait semblant de faire quelque chose mais elle est en faite bien contente de pouvoir garder plus longtemps son petit Sartre même si elle est inquiète. C’est une mère faible, aveuglée par l’amour maternel, qui trouve naturel la petite taille de son fils. Elle accepte avec joie que son enfant grandisse lentement.
Toutes les expressions sont excessives. Ce qui le rapproche d’un « jouet » de sa mère. Le « nous » final la rapproche de Sartre, et partage sa peine. Mais elle va être le miroir qui renvoie au jeune Sartre, l’image de son échec.
Tout cela dénonce l’instinct maternel de possession de l’enfant.

Métaphore filée qui transforme Sartre en livre : « portatif, maniement aisé, format réduit » : dénonce ainsi l’instinct maternel de possession.
« Mais », l’inquiétude de sa mère se traduit par de la tendresse, la possessivité est un très fort amour pour Sartre.
Série d’interrogations maternelles (trois fois) : échec de la communication. Le refus de Sartre et le niveau de langue soutenu dans lequel il s’exprime : ce sont des mots de livre que ses héros de papier prononcent, en opposition avec « benêt, maman ». On est dans des phrases plus longues et sophistiquées.
« Elle me prenait par la main … » : image typique du héros solitaire qui retrouve la solitude une fois sa mission remplie. Cette image est accentuée par « toujours » qui montre bien l’importance que Sartre donne à cette image, plus l’imparfait omniprésent qui renforce la répétition. Cette seconde piste prépare le retour au perchoir.

III. La rechute dans la comédie héroïque

L’enfant prend sa revanche en se réfugiant dans les livres, sur son « perchoir » (métaphore, comme s’il était un perroquet) : double échec de la communication. Rechute dans l’imposture, dans le fantasme des mots pour échapper à ses angoisses.
« Au crépuscule » : force littéraire, replonge dans l’image de la comédie maternelle (nous sommes dans la conclusion de la démonstration).
Contenu de cette rechute : « je me vengeais … par six mots » : il imagine l’audace qu’il n’a pas eu dans la réalité.
« N’importe : ça ne tournait pas rond » : cette compensation est éphémère, il est malheureux.

Conclusion : Sartre évoque sa vie d’enfant imprégnée de ses lectures. Les livres sont devenus une véritable religion pour lui, mais « il y avait une autre vérité » : il est incapable de s’intégrer aux autres enfants, il se sent exclu de leur univers et inférieur à eux. Le petit Sartre fait l’expérience de l’indifférence des autres quand il ne subit pas leur mépris. A travers cette page, nous découvrons comment le monde protégé de la famille et des livres va se heurter à la réalité, et obliger le jeune garçon à se découvrir aux autres.
Tandis que dans sa solitude d’enfant gâté, Sartre s’invente au fil de ses lectures une identité de héros de roman, c’est un miroir beaucoup moins flatteur que lui renvoient les galopins de son âge : son image de héros va se désagréger au cours du temps. Sartre fait une expérience assez douloureuse de sa laideur. Il change de stratégie et d’imposture, il passe de la lecture à l’écriture.
Sartre observe ainsi ses souvenirs, ses expériences passées. Il assume sa vie passée ; il l’a subie, et devient écrivain.

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