Jorge Semprún

Semprun, L’Ecriture ou la Vie, Tu tombe bien, de toute façon, me dit Yves

Texte étudié

_ Tu tombes bien, de toute façon, me dit Yves, maintenant que j’ai rejoint le groupe des futurs rapatriés. Nous étions en train de nous demander comment il faudra raconter pour qu’on nous comprenne.

Je hoche la tête, c’est une bonne question : une des bonnes questions ;

_ Ce n’est pas le problème, s’écrie un autre, aussitôt ; Le vrai problème n’est pas de raconter, qu’elles qu’en soient les difficultés. C’est d’écouter… Voudra-t-on écouter nos histoires, même si elles sont bien racontées ?

Je ne suis donc pas le seul à me poser cette question. Il faut dire qu’elle s’impose d’elle-même.

Mais ça devient confus ; Tout le monde a son mot à dire. Je ne pourrai pas transcrire la conversation comme il faut, en identifiant les participants.

_ Ça veut dire quoi, « bien racontées » ? S’indigne quelque un. Il faut dire les choses comme elles sont, sans artifices!

C’est une affirmation péremptoire qui semble approuvée par la majorité des futurs rapatriés présents. Ses futurs narrateurs possibles. Alors, je me pointe, pour dire ce qui me paraît une évidence.

_ Raconter bien, ça veut dire ; de façon à être entendus. On n’y parviendra pas sans un peu d’artifice. Suffisamment d’artifice pour que çà devienne de l’art !

Mais cette évidence ne semble pas convaincante, à entendre les protestations elle suscite. Sans doute ai-je poussé trop loin le jeu de mots. Il n’y a guère que Darriet qui m’approuve d’un sourire. Il me connaît mieux que les autres.

J’essaie de préciser ma pensée.

_ Écoutez, les gars ! La vérité que nous avons à dire si tant est que nous en ayons envie, nombreux sont ceux qui ne l’auront jamais ! N’est pas aisément crédible… Elle est même inimaginable…

Une voix m’interrompt, pour renchérir.

_ Ça, c’est juste ! Dit un type qui boit d’un air sombre, résolument. Tellement peu crédible que moi-même je vais cesser d’y croire, dès que possible !

Il y a des rires nerveux, j’essaie de poursuivre.

_ Comment raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en élaborant, en travaillant la réalité, en la mettant en perspective ? Avec un peu d’artifice, donc.

Ils parlent tous à la fois. Mais une voix finit par se distinguer s’imposant dans le brouhaha. Il y a toujours des voix qui s’imposent dans les brouhahas semblables ; je le dis par expérience.

_ Vous parlez de comprendre… Mais de quel genre de compréhension s’agit-il ?

Je regarde celui qui vient de prendre la parole. J’ignore son nom, mais je le connais de vue. Je l’ai déjà remarqué, certains après-midi de dimanche, se promenant devant le block des français, le 34, avec Julien Cain, directeur de la bibliothèque nationale, ou avec Jean Baillou, secrétaire de Normale Sup. Ça soit être un universitaire.

_ J’imagine qu’il y aura quantité de témoignages… Ils vaudront ce que vaudra le regard du témoin, son acuité, sa perspicacité… Et puis il y aura des documents… Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les autres ; ils en feront des ouvrages savants… Tout y sera dit, consigné… Tout y sera vrai… sauf qu’il manquera l’essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre pour parfaite et omni compréhensive qu’elle soit.

Les autres le regardent, hochant la tête, apparemment rassurés de voir que l’un d’entre nous arrive à formuler aussi clairement les problèmes.

_ L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire…

Il se tourne vers moi, sourit.

_ Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr !

Introduction

Nous allons étudier un texte tiré de « L’écriture ou la vie » de Jorge Semprun dans le cadre de notre objet d’étude le biographique et les enjeux du récit de vie dans la littérature concentrationnaire. Dans cette ouvrage, l’auteur raconte ce que les camps ont été pour lui, 50 ans après, et l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé d’en parler et ce, pendant des années. Il appelle cette expérience « vivre sa mort » par l’écriture. « L’écriture le replongeait dans la mort ». « L’écriture ou la vie » ne sera écrit qu’en 1987 après avoir été remanié 7 fois. Il rapporte les souvenirs du camp, les souffrances, les humiliations, les coups, la mort de ses amis. L’extrait que nous allons étudier se situe dans la première partie de l’œuvre, quelques jours après la libération du camp, à la veille d’être rapatrié en France. Il se mêle à une discussion de ses camarades déportés sur la question de savoir comment raconter cette « mort vécue ». Dans le but de répondre à la problématique, en quoi l’écriture de soi est-elle la plus à même de soulever le problème du témoignage de l’horreur et de sa réception par le public, nous verrons dans un premier temps, la nature du texte en question et en second lieu, nous analyserons l’expérience des camps.

I. La nature du texte

1. Un texte autobiographique

Nous ne retrouvons pas la forme classique de l’autobiographie, à la première lecture, nous avons un débat, c’est une modalité peu courante dans l’écriture autobiographique. Concernant les caractéristiques de l’autobiographie, nous avons l’énonciation, le « je » incarne l’auteur, et le narrateur, « je ne pourrai », « me dit Yves ». Nous avons un peu plus loin dans le texte, le « je » qui représente le personnage comme participant au débat en tant que déporté, c’est le personnage témoin, « alors je me pointe pour dire ce qui me paraît une évidence ». Hors dialogue, le texte est dominé par 17 occurrences du « je ». Les temps verbaux sont le présent, le récit est au présent et non pas au passé pour rester au plus proche de ce qui s’est passé à ce moment là, nous avons également du futur et du passé composé. Le dialogue est la forme dominante de ce passage, « Yves », « un autre », « Un voix », « universitaire ». Ce dialogue restitue une réalité de ce qui a été vécu, une discussion entre déportés. Le discours au style direct rend la discussion dans sa véracité et sa vivacité, « s’indigner », « une voix qui m’interrompt ». Le dialogue est la forme la plus adaptée au débat public. Nous avons une présentation de ce débat et une mise en place du dialogue. Les intervenants sont multiples et identifiables. Ce dialogue relève d’une reconstitution par l’écriture.

2. Narration et réflexion

Le narrateur intervient avec plusieurs objectifs, il souhaite dans un premier temps contextualiser la scène, nous avons une évocation de sa situation, il y a une référence à un groupe, celui des « futurs rapatriés ». Ensuite, nous avons un souvenir concernant le dernier interlocuteur avec une allusion à un lieu dans le camp, « block 34/français ». Nous remarquons l’identification des compagnons et de celui qui parle, ce sont des informations faciles à vérifier et permettant d’identifier le dernier interlocuteur. L’ambiance du débat, « confusion », « protestation », « rires nerveux », nous renseigne sur le droit à la parole de chaque membre du groupe. Il faut ensuite organiser le dialogue ainsi que le suggèrent les verbes de parole qui sont en fait également des verbes introducteurs. Nous comprenons la difficulté pour le narrateur à se faire entendre. La relation entre le narrateur et certains intervenants est précisée, Yves est identifié par son prénom, ce qui suppose une intimité. Darriet se manifeste par son approbation, son sourire et par la connaissance qu’il a de l’autre. Nous avons parfois des périphrases comme, « celui… parole » qui insiste sur l’ignorance du nom, la connaissance n’est que de vue. Les traces de réflexion sont les traces communes aux porté, « je ne suis donc pas le seul… question ». Chaque personnage est décrit comme un futur narrateur possible. L’expérience commune et collective les amène à se poser les mêmes questions, ils ont le même futur. Nous pouvons constater les traces de réflexions personnelles au narrateur, « sans doute… jeux de mots », il s’en rend compte lorsqu’il écrit. Il donne un point de vue extérieur aux faits racontés, « il y a… expérience », cela ne peut qu’être le point de vue du narrateur.

Nous avons donc une autobiographie car elle a la forme du dialogue qui rend compte de l’expérience et pose la question du témoignage.

II. L’expérience des camps

1. Les enjeux de la question

Il se pose un problème de reconstruction de la réalité, il faut la restituer telle qu’elle sans artifices. La question devient problème, « nous demander comment », « une bonne question », « cette question ». Au-delà de la question primordiale, les enjeux sont en cause, « le vrai problème ». Le premier enjeu consiste à répondre à cette interrogation, « comment faudra-t-il raconter pour qu’on nous comprenne ? », vient ensuite le second qui est un enjeu de compréhension, « comment raconter pour être écouter afin d’être entendu ? » Il s’agit là de « l’essentielle vérité ». L’adhésion doit être collective et spontanée; « il faut dire les choses comme elles sont sans artifices ». « Dire » pour témoigner, « elles sont » nous renvoie à la réalité, dans le présent d’actualité et « sans artifices », nous informe sur la manière de raconter. L’artifice est un moyen trompeur pour déguiser la réalité,le mensonge est rejeté, nous touchons au problème de la vérité difficile à aborder du fait du problème de crédibilité renforcé car cette vérité est cachée, peu évoquée.

2. L’intervention du narrateur

L’échec du narrateur à convaincre est manifeste. Il parle deux fois, il y a un échec audible à cause du bruit. Nous avons un premier point de confusion suggéré par le verbe « entendre », puis, un second, il insiste deux fois, « sans artifices », ce qui est perçu comme un mensonge, il n’explique pas sa pensée. Il revient sur la question de la vérité peu crédible, inimaginable pour les autres, cela revient au mensonge donc ce n’est pas acceptable. Il tente une approche théorique par une question rhétorique, mais en fait, il répète ce qui a déjà été dit sans intégrer de raisonnement. Nous avons au contraire une démarche beaucoup plus efficace avec l’universitaire. Il parle pour tous et ne rejette personne, il recherche des preuves, il aboutit au premier genre ce compréhension, celle des historiens dont la restitution de la vérité est le métier, « tout y sera dit, consigné… tout y sera vrai ». L’anaphore inclut la vérité dans sa totalité. Il nuance la compréhension des historiens, « sauf qu’il manquera… », « l’essentielle vérité », c’est-à-dire, la compréhension de ce qu’ils ont vu et vécu. Nous avons une adhésion de l’auditoire, il n’a plus qu’à énoncer sa thèse. La vérité essentielle de l’expérience n’est pas transmissible ou plutôt, elle ne l’est que par écrit littéraire. En fait, la démarche de l’universitaire est plus efficace car plus progressive et plus pédagogique.

Conclusion

A la question du comment témoigner de l’incroyable ? Deux opinions se confrontent, avec artifices et sans artifices. Pour les déportés, les artifices sont synonymes de mensonge. Semprun ne prend pas toujours le temps d’expliquer sa pensée alors que la médiation par l’art est en fait la seule possible.

Du même auteur Semprun, L’Écriture ou la Vie, Étude d'un extrait il y aura des survivants, certes...

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