Stendhal, Vie de Henry Brulard, Le soir en rentrant assez ennuye
Texte étudié
Le soir en rentrant assez ennuyé de la soirée de l’ambassadeur, je me suis dit : je devrais écrire ma vie. Je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux et enfin au total heureux ou malheureux, je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiole.
Cette idée me sourit. Oui, mais cette effroyable quantité de Je et de Moi ! Il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole. Je et Moi, ce serait au talent près, comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes.
De je mis avec moi tu fais la récidive…
Je me dis ce vers à chaque fois que je lis une de ses pages.
On pourrait écrire, il est vrai, en se servant de la troisième personne, il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte des mouvements intérieurs de l’âme ? C’est là-dessus surtout que j’aimerais consulter de Fiole.
Je ne continue que le 23 novembre 1835. La même idée d’écrire my life m’est venue dernièrement pendant mon voyage de Havenne ; à vrai dire, je l’ai eu bien des fois depuis 1832, mais toujours j’ai été découragé par cette effroyable difficulté des Je et des Moi, qui fera prendre l’auteur en grippe, je ne me sens pas le talent pour la tourner ; A vrai dire, je ne suis rien moins que sûr d’avoir quelque talent pour me faire lire. Je trouve quelquefois beaucoup de plaisir à écrire, voilà tout.
S’il y a un autre monde, je ne manquerai pas d’aller voir Montesquieu, s’il me dit : « Mon pauvre ami, vous n’avez pas eu de talent du tout ». J’en serais fâché mais nullement surpris. Je sens cela souvent, quel œil peut se voir soi-même ? Il n’y a pas trois ans que j’ai trouvé ce pourquoi.
Introduction
Nous allons étudier un extrait de la « Vie de Henry Brulard » de Stendhal. Né à Grenoble en 1783, il prépare polytechnique. La « Vie de Henry Brulard » constitue le troisième volet de l’œuvre autobiographique de l’écrivain, avec « Journal » et « Souvenirs d’égotisme ». L’oeuvre inachevée relate l’existence de Stendhal jusqu’en 1800. Sous le pseudonyme d’un narrateur dont les initiales H. B sont identiques aux siennes Stendhal écrit son récit rétrospectif. Son principal souci est de faire un bilan de sa vie, le texte se situe dans le chapitre premier, il aurait été écrit en 1832. Stendhal n’évoque pas ses souvenirs, il se pose des questions sur l’acte d’écrire sa vie. Nous pouvons constater que l’auteur écrit au fil de sa réflexion sans chercher à construire son histoire. La scène se passe en Italie, nous assistons à une remise en question de l’écrivain qui approchant la cinquantaine cherche à se connaître lui-même à travers l’écriture. Dans le but d’étudier l’écriture autobiographique, nous verrons dans un premier temps, les motivations de l’auteur, les obstacles, moyens linguistiques et esthétiques, puis en second lieu, le problème de l’aveu, la sincérité et la vérité.
I. Les motivations de Stendhal
L’auteur vient de prendre conscience de la fuite du temps alors qu’il est à Rome et qu’il approche de la cinquantaine, il constate avec regret qu’il se connaît mal où du moins qu’il est temps de faire un bon bilan de sa vie et de faire le point sur son existence. Sa première motivation est de se connaître lui-même, il souhaite procéder à une introspection, un retour sur soi dans le but de se découvrir tel qu’il est. C’est une prise de conscience qui le tourne vers ce nouvel impératif du « connais-toi toi même » de Socrate. Malgré la difficulté d’atteindre l’objectivité nécessaire à une bonne réflexion, l’écriture permet avec le recul de s’appréhender de l’extérieur comme si elle rendait possible l’accès à soi par un effet miroir, « je me suis dit : je devrais écrire ma vie. Je saurai peut-être enfin, quand cela sera fini dans deux ou trois ans, ce que j’ai été, gai ou triste, homme d’esprit ou sot, homme de courage ou peureux et enfin au total heureux ou malheureux ». Il insiste donc sur une durée de deux ou trois ans pour terminer son ouvrage, ce qui compte essentiellement est d’évaluer son aptitude au bonheur ; Nous pouvons souligner l’insistance avec laquelle l’auteur rejette l’idée de l’homme face à son moi, il met en avant le moi social, toujours tourné vers l’autre et face à ses possibilités. Le bonheur prend tout son sens pour l’homme en société. Une deuxième motivation se dessine à la lecture du texte, il souhaite écrire dans le but d’être lu par son ami qui pourrait se montrer de bons conseils, « je pourrai faire lire ce manuscrit à di Fiori. »
Les motivations sont le point de départ d’une réflexion autobiographique, cependant, tant au niveau des moyens linguistiques qu’esthétiques, l’écriture autobiographique présente quelques obstacles.
II. Les obstacles de l’écriture autobiographique
Le narrateur apparaît dans de texte dévoré par le doute et déchiré par l’obsession de trouver un jour une réponse à ses questions concernant son portrait moral et psychologique. La difficulté majeure à laquelle il est confronté est « l’effroyable quantité de je et de moi ! ». Stendhal dénonce l’hypertrophie du moi, c’est pourquoi, il utilise le pseudonyme d’Henry Brulard. L’utilisation excessive des premières personnes du singulier trahit l’importance que l’on s’accorde et peut-être la suffisance. C’est une manifestation d’orgueil, or Stendhal est pudique et appréhende de décevoir le lecteur, « il y a de quoi donner de l’humeur au lecteur le plus bénévole, je et moi, ce serait au talent près… ». C’est pourquoi, il envisage un travail d’écriture à la troisième personne, ce qui marque une plus grande distance avec le lecteur, « on pourrait écrire il est vrai, en se servant de la troisième personne il fit, il dit. Oui, mais comment rendre compte de mouvements intérieurs de l’âme ? » L’utilisation de la troisième personne fort rare renforce cette impression chez le lecteur que le narrateur malgré ses efforts déployés ne parvient pas à atteindre son objectif dans l’acte d’écrire. Ses inquiétudes concernant son « moi » trahissent sa peur de la réaction du lecteur, il craint de susciter l’ennui. Il cite Chateaubriand en exemple de façon à justifier ses pensées, l’écrivain dénonce l’usage immodéré des « je « et des « moi » dans Mémoire d’outre tombe. Il le traite d’égotiste, « comme M. de Chateaubriand, ce roi des égotistes ». De façon à appuyer ses convictions sur l’usage déplacé de la première personne, Stendhal cite Molière ; au 17ème siècle en effet le bon goût interdisait de parler de soi en littérature, « De je mis avec moi tu fais la récidive ».
Stendhal a été reconnu après sa mort. On peut comprendre qu’il s’interroge sur son talent, ce n’est pas de la fausse modestie. S’il ne recherche pas à faire comme Chateaubriand, s’il ne cherche pas à plaire, il a néanmoins envie d’être lu. Le lecteur se pose l’éternelle question, l’auteur est-il vraiment sincère ?
III. Les enjeux du texte écrit
Qu’en est-il du problème de l’aveu ? De la sincérité et de la vérité ?
La tonalité dramatique de l’extrait dominée par une remise en question perpétuelle du narrateur par rapport à lui-même atteint son paroxysme lorsque ne pouvant apporter aucun élément de réponse, il cherche dans la troisième personne un miroir de lui-même. Celle-ci apparaît comme un écran, « quel œil peut se voir soi-même ? ». L’aveu prend ici un tout autre aspect, le narrateur ne peut rien confier avec certitude sur son moi par opposition à Rousseau. Il est en proie aux interrogations incessantes, c’est pourquoi le problème de l’aveu renvoie à une sorte d’état d’urgence, « je vais avoir la cinquantaine », « je devrais écrire ma vie ». Les interrogations et l’usage du conditionnel renforcent cet impératif. Les rythmes binaires, « gai outre, « homme d’esprit ou sot », « homme de courage ou peureux », « heureux ou malheureux » accentuent l’aspect urgent d’un travail d’écriture. Malgré les difficultés de l’écriture autobiographique, le point de vue du narrateur est clairement exprimé concernant ses intentions et la portée du texte écrit. L’écriture a pour but l’introspection. Il faut remonter dans le passé pour se connaître. Il souhaite évoquer son existence passée et présente. Nous avons deux occurrences du terme « vie ».
Conclusion
Nous pouvons souligner la lucidité de Stendhal fort conscient des difficultés de l’écriture autobiographique bien qu’il ne les envisage pas toutes, nous n’avons pas par exemple le problème de la mémoire, si ce n’est à travers la question de l’objectivité. Les difficultés inhérentes à l’écriture rétrospective ne sont pas perçues du point de vue strictement linguistique par opposition à Gide qui pose le degré infranchissable de l’écriture dans son rapport des mots aux choses. La culpabilité contrairement à Rousseau n’est pas à l’origine de son désir d’écrire sa vie qui trouve sa justification dans une simple prise de conscience, par conséquent il ne s’agit pas de dire les choses « dans toute la vérité de la nature » mais simplement de se connaître soi-même.