Jean Anouilh

Anouilh, Antigone, Le Monologue du Chœur (Commentaire 2)

Texte étudié

Et voilà. Maintenant le ressort est bandé. Cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul. C’est cela qui est commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop qu’on se pose un soir… C’est tout. Après, on n’a plus qu’à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C’est minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et les silences, tous les silences ; le silence quand le bras du bourreau se lève à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus l’un en face de l’autre pour la première fois, sans oser bouger tout de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent autour du vainqueur, et on dirait un film dont le son s’est enrayé, toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui n’est qu’une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu de son silence…

C’est propre, la tragédie. C’est reposant, c’est sûr… Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces terre-neuve, ces lueurs d’espoir, cela devient épouvantable de mourir, comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans la tragédie on est tranquille. D’abord, on est entre soi. On est tous innocents en somme! Ce n’est pas parce qu’il y en au un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout c’est reposant, la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, la sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. Et pour rien ; pour se le dire à soi, pour l’apprendre, soi. Dans le drame, on se débat parce qu’on espère en sortir. C’est ignoble, c’est utilitaire. Là, c’est gratuit. C’est pour les rois. Et il n’y a plus rien à tenter, enfin !

Introduction

Nous allons étudier le passage du monologue du « chœur » d’Antigone de Jean Anouilh, auteur contemporain. Cette pièce est inspirée de la tragédie de Sophocle, 442 avant Jésus-Christ, pièce dans laquelle l’héroïne défend les lois non écrites du devoir moral. Le roi Créon décide d’interdire la sépulture à Polynice, c’est pourquoi, Antigone brave l’autorité royale en tentant d’ensevelir le corps de son frère laissé à l’abandon. Arrêtée, elle est conduite à Créon par trois gardes. C’est alors que le chœur entre en scène et prononce sa tirade. Anouilh nous offre une réflexion sur la tragédie dans son opposition au drame. Dans un premier temps, nous étudierons la mécanique, la fonction et les ingrédients de la tragédie, puis en second lieu, nous appréhenderons la conception du drame et de la tragédie au niveau des personnages et du dénouement.

I. Définition de la tragédie

1. La mécanique

Lorsque les gardes arrêtent Antigone, le chœur nous informe de ce qu’est la tragédie, « c’est propre la tragédie », « c’est reposant… dans la tragédie on est tranquille ». Il met en avant la simplicité et la nécessité du mécanisme tragique. Nous avons le champ lexical de la machine, « le ressort est bandé, cela n’a plus qu’à se dérouler tout seul… C’est minutieux, bien huilé ». C’est la machine infernale où tout a été décidé d’avance et où le dénouement est irrémédiable. Et c’est là le vrai caractère de la tragédie. Elle est fatale, elle représente ce contre quoi l’homme ne peut rien et nous ramène à notre humaine condition, c’est-à-dire, à notre mortelle condition. De là l’espèce de délivrance qu’éprouve Antigone quand elle est sûre qu’elle va mourir. Comme le chœur, elle dénonce le sale espoir. Voilà pourquoi le chœur lors du dénouement soulignera non pas la violence de l’histoire, mais le repos qui sera le lot de tous les personnages, « tous ceux qui avaient à mourir sont morts ». Les actes ne sont plus rattachés à un idéal. Antigone ne se réfère plus à des interdits religieux. Elle et Créon ne représentent plus qu’eux-mêmes. Le chœur l’avoue, « pourquoi les personnages agissent-ils ? Pourquoi les personnages parlent-ils ? Pour rien ».

2. Rôle et fonction du chœur

Dans le théâtre antique, le rôle du chœur était d’exposer les opinions de l’auteur. Ici, le chœur intervient dans le but de définir la tragédie dont la caractéristique essentielle est d’être une mécanique autonome qu’il suffit de mettre en marche. Son rôle est d’expliciter la simplicité et la nécessité du mécanisme tragique. Le chœur reste malgré tout emprunté à la tragédie antique et son rôle essentiel est didactique. Il nous donne la définition de la tragédie. La récurrence de l’anaphore « c’est » reprise dix fois annonce la conception de la tragédie comme une machine infernale, « c’est cela qui est commode dans la tragédie », « c’est propre la tragédie », « c’est reposant ». Par opposition au drame, qui se concilie avec la contingence, la tragédie ne répond qu’à la nécessité, tout est réglé de façon implacable.

3. Caractère aléatoire du coup de pouce

« Un regard », « une envie d’honneur », « une question de trop », et la tragédie se déclenche à un moment où on l’attend la moins. Ce qui renforce le tragique, car, cela ne dépend pas de nous. La seule logique est celle du destin, la volonté de l’homme n’a aucune place. Ce qui doit arriver arrive fatalement. Cet aspect aléatoire de la tragédie est renforcé par la citation, « le regarde une fille qui passe », qui connote l’absence de relation immédiate avec la mort et la souffrance.

4. Les ingrédients tragiques

Ils sont évoqués sous la forme d’une énumération, « la mort », « trahison », « désespoir », « les éclats », « les orages », « les silences ». Nous avons une juxtaposition et une conjonction de coordination « et » reprise entre chaque ingrédient qui nous donne un effet d’insistance. Les silences sont repris par « tous ». D’une façon générale, tous les ingrédients sont implicitement repris dans l’affirmation d’absence d’espoir, « parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, ce sale espoir« , « il n’y a plus d’espoir ». L’image du rat prisonnier renforce cette idée d’emprisonnement, « comme un rat » et la métaphore connote le poids qu’elle peut avoir sur l’homme, « avec tout le ciel sur le dos ». La tragédie est associée à la destruction, à la privation de la liberté et de la souffrance qui atteint son paroxysme avec le cri du verbe « gueuler ».

La contingence et la nécessité sont en parfaite opposition comme le drame et la tragédie dont nous allons à présent étudier les nuances.

II. La conception du drame et de la tragédie

1. Les personnages

Nous avons une énumération, « les amants », « la foule », « les vainqueurs », ainsi qu’une allusion par deux fois à Antigone, « la petite Antigone ». L’extrait dépasse le problème des personnages pour orienter vers l’intrigue. « les amants » évoquent la passion. Le chœur fait référence aux rois, « c’est pour les rois » qui suggèrent le monde aristocratique. Nous pouvons nous poser la question de savoir en quoi relativement aux personnages, le drame diffère t-il de la tragédie. Dans ce dernier genre littéraire, ils sont innocents tandis que dans le drame, les personnages sont les cruels, les traîtres , les méchants, les coupables car ils ont commis des fautes.

2. Le dénouement

Le chœur fait alterner des précisions sur la tragédie pour son caractère irrémédiable jusqu’à la mort. On voit en cela qu’elle s’oppose au drame, car ce dernier admet des retournements donc du suspens. La tragédie est pure, propre du fait de sa fatalité tandis que le drame est impur, il relève du hasard, l’évènement aurait pu ne pas arriver. L’évènement dans la tragédie, ne peut pas ne pas se passer, ce qui renforce son caractère inexorable. Une autre différence oppose ces deux genres littéraires, tandis que les personnages sont gentils, innocents et dépourvus d’espoir, ils sont traîtres, méchants dans le drame qui symbolise le possible, l’espoir a par conséquent sa place.

Conclusion

Nous voyons qu’Anouilh s’inspire de Sophocle malgré quelques éléments divergents. Nous pouvons mettre en avant l’intérêt didactique de cet extrait et rappeler la fonction cathartique de la tragédie au sens aristotélicien puisqu’elle a pour but de purifier grâce à la terreur et à la pitié qu’elle inspire lorsque le lecteur ou le spectateur s’identifie aux personnages.

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