Aimé Césaire

Césaire, Une Saison au Congo, Scène 11

Texte étudié

Villa de Lumumba, investie par les paras de Mokutu.

Lumumba

Merci d’être venu, merci d’avoir pensé comme moi que j’avais droit à une explication.

Mokutu

Je m’étonne d’avoir à expliquer l’évidence ! Guerre civile, guerre étrangère, anarchie, j’estimais que tu coûtais trop cher au Congo, Patrice !

Lumumba

Es-tu sincère ? Crois-tu vraiment sauver le Congo ? Et il ne te vient pas à l’esprit qu’en sapant ses institutions, en ruinant sa légalité, au moment même où le pays se constitue en État, tu lui fais courir le plus mortel danger !

Mokutu

Il est certain que tu aurais pu, en t’en allant de toi-même, nous faciliter la tâche. Mais il y a des choses que l’on ne peut attendre d’un politicien ; Alors, je t’écarte! J’ai décidé de neutraliser le pouvoir !

Lumumba

Excuse-moi ! En politique, quand j’entends un de ces grands mots techniques, je me braque, et je cherche toujours quelle infamie ça cache. Concrètement, où veux-tu en venir ?

Mokutu

Rien de plus simple. Le président de la République démet le Premier ministre. Le Premier ministre riposte en démettant le président de la République. Moi, je les démets tous les deux ! J’écarte les politiciens !

Lumumba

En bref, tu prends le pouvoir ! Après tout tu n’auras pas été le premier colonel à faire un coup d’État. Mais attention, Mokutu ! Le jour où n’importe quel traîneur de sabre, n’importe quel porteur de galons, n’importe quel manieur de stick se croira le droit de faire main basse sur le pouvoir, ce jour-là, c’en sera fait de la patrie.

Un État ? Non ! Une foire d’empoigne ! Cette responsabilité, es-tu prêt à l’assumer ?

Je ne permets à personne de mettre en doute mon honnêteté. Militaire je suis, militaire je resterai. Je confie le pouvoir à un collège de commissaires, jusqu’au retour de l’ordre. Pair ailleurs je sonne l’ordre à l’armée de stopper toute avance vers le Kasaï, et de rentrer dans ses cantonnements. Nous aurons assez de travail à Léopoldville.

Lumumba

Mokutu, je n’évoquerai pas notre amitié, nos luttes communes, mais…

Mokutu

Oh ! Ne me parle pas du passé ! C’est vrai ! Je t’ai aidé à sortir de prison. J’ai été à tes côtés à la Table Ronde de Bruxelles. Nuit et jour, j’ai alerté l’opinion publique en ta faveur. Cinq ans d’amitié, de camaraderie, mais à présent, nos voies divergent. Ce que j’appelle ta « neutralisation », signifie que sans sacrifier notre amitié, j’entends qu’elle n’empêche pas que j’accomplisse mon devoir de citoyen et de patriote congolais.

Lumumba

Tu as raison, l’heure n’est pas aux effusions sentimentales. Quant au mot neutralisation, j’en sais mieux que toi, en tout cas, j’en mesure mieux que toi le sens et la portée. Tu y penses à L’Afrique, quelquefois ? Tiens, regarde là ! Pas besoin de carte épinglée au mur. Elle est gravée sur la paume de mes mains.

Ici, la Rhodésie du Nord, son cœur le Copper belt, la Ceinture de Cuivre, terre silencieuse, sauf de temps en temps, un juron de contremaître un aboi de chien policier, le gargouillement du colt, c’est un nègre qu’on abat, et qui tombe sans mot dire. Regarde, à côté, la Rhodésie du Sud, je veux dire des millions de nègres spoliés, dépossédés, parqués dans les townships.

Là l’Angola ! Principale exportation ; ni le sucre ni le café, mais des esclaves ! Oui, mon colonel des esclaves ! Deux cent mille hommes livrés chaque année aux mines de l’Afrique du Sud contre du bon argent qui tombe tout frais dans les caisses vides de papa Salazar ! Y pendant comme un haillon, cet îlot, ce rocher, San Tomé sa petitesse bouffe du nègre que c’en est incroyable ! Par millier ! Par millions ! C’est le bagne de l’Afrique !

Introduction

Nous allons étudier un extrait de la scène 11 de « Une saison au Congo » de Césaire. Après l’indépendance, Lumumba, qui a pourtant été premier ministre, a été destitué. Il est aujourd’hui pour ainsi dire prisonnier et se retrouve face à face avec celui qu’il a nommé chef de l’armée et qui a pris le pouvoir. Dans le but d’étudier à quel point Lumumba dans cette scène exprime son attachement à l’Afrique, nous verrons dans un premier temps la dénonciation des maux dont l’Afrique souffre, puis, en second lieu, le personnage au sens de visionnaire et libérateur du pays.

I. Dénonciation des maux dont souffre l’Afrique

1. Lumumba énumère les différents pays où les africains sont opprimés

Il fait une sorte d’inventaire du continent et compte mettre ainsi en évidence la souffrance continue et répétée de l’Afrique. Il suggère qu’au lieu de remédier aux maux, Mokutu en rajoute, c’est une sorte de digression. Il trace une carte dans sa main, « elle est… mains » ; il ne se considère pas seulement comme un congolais mais également comme un Africain. Des lieux sont mentionnés avec un effet de gradation, « ici », « à côté », « là », « Son Tomé » qui est une petite île mais il y a un paradoxe, car c’est le point culminant de l’horreur, c’est une possession portugaise. Le terme « haillons » connote l’aspect péjoratif.

2. Dénonciation de la forme moderne de l’esclavage

Nous constatons la présence récurrente du terme, « esclaves », « des esclaves… esclaves », cela semble s’apparenter à une réaction de contestation. Nous avons une énumération « des millions de nègres spoliés », « parqués », utilisés et assimilés à du bétail. L’aspect quantitatif, « millions » laisse transparaître l’importance du problème. L’aspect économique de l’esclavage domine, il s’agit de mettre l’accent sur l’exploitation de l’homme par l’homme, « deux cent milles hommes… », livrés contre des marchandises qui rapportent. Le nègre est assimilé à une marchandise, un outil économique garant d’une certaine économie et d’un gros profit, une main d’œuvre intéressante car peu coûteuse. Le champ lexical est celui de l’économie, « bon argent », « caisses », et du commerce, « ni le sucre, ni le café mais des esclaves », nous pouvons souligner l’effet de mise en valeur négative par l’énumération.

3. Un racisme d’état

Afrique et Africains subissent des violences physiques, « spoliés, dépossédés, parqués ». L’Afrique est traitée comme un seul être, cependant l’image de l’Afrique prisonnière domine. L’Afrique est comparée à un bagne et trouve son expression la plus forte dans la chanson, les violences évoquées vont jusqu’à la mort, « notre fils cadet… ». L’accent est mis sur l’énumération à effet de gradation verbal, « gazouillement d’un colt ». Le racisme trouve son expression paroxystique dans la citation, « bouffe du nègre », « qu’on abat », cette dernière citation suggère le peu d’importance accordée aux noirs. L’exemple le plus frappant de racisme est celui d’Afrique du sud. Nous voyons par ce paragraphe qu’il s’agit d’un racisme d’état. La répression est de mise et l’on voit de fortes connotations à l’apartheid. Le racisme n’est pas dissimulé, il est même officiel.

Lumumba ne s’en tient pas à une constations, il se fait visionnaire et libérateur de l’Afrique.

II. Lumumba visionnaire et libérateur

1. Le processus mentionné

Le processus a déjà commencé. Nous avons des énumérations, les temps sont au passé, le passé composé, « il y a eu ». Les énumérations sont également temporelles, « avant-hier », « hier ». Le processus paraît inexorable, après le passé, « demain, c’est loin… ». L’allusion aux progrès est mise en avant par l’image de la lumière qui grandit, l’image d’un avenir. Nous pouvons se faire correspondre l’image de cette lumière au siècle des lumières qui renvoie aux croyances dans le progrès et le surgissement d’un avenir meilleur.

2. Porte parole de l’Afrique

Nous avons une répétition de la notion d’espoir à travers l’opposition, « elle souffre mais elle espère ». Cela traduit la force de cet espoir assez utopique. Nous pouvons mettre en évidence l’antithèse entre la différence du présent et de l’avenir. Lumumba semble soutenir cet espoir. La métaphore de la lumière grandit, aurore, jours meilleurs, « déjà l’air… salé ! », connote l’idée d’un grand espace. Les images se succèdent à la fin, l’opposition « oiseau, arc en ciel… » et le monde sombre faisant référence à des mythes africains, donne une réelle lueur d’espoir. Lumumba exprime les espoirs de l’Afrique tandis que Mokutu réagit en utilisant le terme d’apocalypse, la fin de temps, pour l’instauration d’un nouveau monde, il n’y a pas de projection dans l’avenir, seulement ce qui se passe dans le moment.

3. Opposition entre Mokutu et Lumumba

Lumumba est attaché à l’Afrique comme Mokutu est attaché au Congo, il reproche d’ailleurs à Lumumba de trop penser à l’Afrique. Lumumba a pris conscience de l’antagonisme dans lequel sont enfermés les deux hommes. Il prophétise. Mokutu ironise par l’apocalypse et lui défend de ne pas faire régner l’ordre. L’idée d’ordre chez Mokutu s’oppose aux libertés défendues par Lumumba. Les didascalies finales montrent l’ordre et la neutralisation de Lumumba par la force. Le régime est dictatorial. Les trois dernières lignes sont très importantes, Lumumba a une réelle volonté d’amélioration, une tendance à ne pas toujours voir la réalité telle qu’elle est, l’idée est généreusement traduite par des métaphores, « obscurité », « magnifiques ténèbres », « lumière ».

Conclusion

C’est une scène qui montre l’amour de Lumumba pour son pays, il s’agit en fait de l’Afrique dans son ensemble. Nous pouvons mettre en avant l’identification d’Aimé Césaire et de Lumumba. Cet extrait nous informe de la fin de l’amertume de Lumumba, de son bref passage au pouvoir, il tente de se comporter en démocrate. Il s’agit pour Césaire de faire un symbole de Lumumba, un symbole de libération et d’espoir.

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