Césaire, Une Saison au Congo, Scène 4
Texte étudié
« Bruxelles, salle de la table ronde »
C’est l’antichambre d’une salle du palais où se tient la table ronde des partis africains.
Va et vient de 4 ou 5 hommes déguisés en banquiers de caricature ; habit, haute-forme, gros cigare. L’indignation et la panique sont à leur comble ; on vient d’apprendre par des indiscrétions que le gouvernement belge, à la demande de Lumumba, a accepté de fixer au 30 juin 1960, l’indépendance du Congo.
PREMIER BANQUIER
C’est foutu. Un gouvernement de traîtres nous brade notre Empire.
DEUXIÈME BANQUIER
Ainsi, de l’Indépendance ils ont fixé la date !
TROISIÈME BANQUIER
Hélas ! Ils ont de ce macaque, accepté de diktat !
QUATRIÈME BANQUIER
Du cran, messieurs, du cran, toujours du cran que diable ! Il faut épouser son temps ! Je ne dis pas l’aimer, il suffit d’épouser ! Cette indépendance n’a rien qui me déroute.
PREMIER BANQUIER
De ce qui constituer une calamité vraie Ruine l’état, assèche nos finances Ravale ce pays au rang d’infime puissance C’est prendre son parti de manière longanime
DEUXIÈME BANQUIER
Inquiétant paradoxe ou dangereuse maxime Les deux sans doute !
Collègue, je le dis tout à trac Je ne sais ce qu’il y a au fond de votre sac !
Mais quand dans un vaste empire se propage le mal,
C’est mal choisir son temps pour faire le libéral !
QUATRIÈME BANQUIER
Quand dans un vaste empire se propage
Les solutions hardies sont aussi les seules sages!
PREMIER BANQUIER
Rien de plus irritant, monsieur que ces obscurités !
Au fait ! Pour sortir de nos difficultés,
Si vous avez un plan, dites, parlez, proposez
Au lieu de finasser.
DEUXIÈME BANQUIER
Oui-da ! Avez-vous ce qu’on appelle une politique ?
QUATRIÈME BANQUIER
UNE POLITIQUE ? Le mot est gros, mais un peu de jugeote,
Çà et là des idées qui, par ma cervelle trottent ;
À cela nul mérite. Vingt ans de tropiques ;
Pensez, je les connais, Axiome :
Pour rendre traitable le Sauvage, il n’est que deux pratiques ;
La trique, mon cher, ou bien le matabich !
PREMIER BANQUIER
Eh bien ?
QUATRIÈME BANQUIER
Eh ! Bien tant pis, je vous croyais plus vifs.
Suivez l’idée. Que veulent-ils ? Des postes, des titres,
Présidents, députés, sénateurs, ministres !
Enfin le matabich ! Bon ! Auto, compte en banque
Villas, gros traitements, je ne lésine point.
Axiome, et c’est là l’important ; qu’on les gave !
Résultat ; leur coeur s’attendrit, leur humeur devient suave.
Vous voyez peu à peu où le système nous porte :
Entre leur peuple et nous, se dresse leur cohorte.
Si du moins avec eux, à défaut d’amitié
En ce siècle ingrat sentiment périmé
Nous savons nouer les nœuds de la complicité.
PREMIER BANQUIER
Il suffit ; bravo collègue ! Accord sans réticence !
CHŒUR DES BANQUIERS
Hurrah ! Hurrah ! Vive l’indépendance !
Introduction
Nous allons étudier un extrait de Une saison au Congo d’Aimé Césaire, tiré de la scène 4. Dans ce texte, l’auteur fait tout pour caricaturer, les indications sont nettes, il nous présente des caricatures de banquiers. Nous avons une critique du gouvernement politique qui au niveau pouvoir décisionnaire ne fait rien pour arranger les affaires de l’Etat. Le lien est établi entre deux domaines qui sont a priori indépendants, le domaine politique et économique. L’accent est mis sur ce rapport. Dans un premier temps, nous étudierons les réactions des personnages par rapport à l’exploitation, puis, en second lieu, la passation de pouvoir qui s’accompagne d’un éloge de la colonisation.
I. La réaction des personnages par rapport à l’exploitation
1. Les personnages qui participent à l’exploitation des colonies
Nous avons une évocation du lieu de réunion politique hors présence des banquiers. Cela met en avant les liens existant entre la politique et l’économie. L’attachement au système des colonies est suggéré par l’expression « notre empire » et se voit renforcé par l’adjectif possessif. Le racisme très primaire est souligné par la vulgarité du nom « macaque » qui se retrouve dans l’expression « le sauvage », il y a refus du statut humain.
2. Inquiétude des banquiers vis-à-vis de l’indépendance
La première réplique « c’est foutu » souligne la réaction des banquiers affolés, furieux par rapport au problème de l’indépendance, cela intensifie la violence de leur réaction. La suite de la réplique nous en donne les raisons et remonte jusqu’à la cause. Au début, le Congo est une colonie, il gagne de l’argent, on voit leur attitude, ils tirent profit de cette situation. Puis, l’inquiétude transparaît, les hommes espèrent prospérer malgré l’indépendance. Le champ lexical est celui de l’économie, « se propage le mal », nous en avons deux occurrences, « une calamité vraie ». Les conséquences sont évaluées au niveau économique, « cela assèche nos finances », politique, « perte de rayonnement de la Belgique ». Nous pouvons souligner l’ambiguïté de l’expression « nos finances » qui connote l’émergence d’un intérêt personnel. Enfin, ils craignent que d’autres colonies ne soient tentées de prendre aussi leur indépendance.
3. Vision de l’avenir
La façon dont ils envisagent l’indépendance est étudiée. Ils arrivent toujours à trouver le bon côté des choses. L’opportunisme et le cynisme des banquiers sont mis en évidence, leur attitude consiste à mettre de côté les principes moraux pour n’être que pragmatique. Ils ont tout d’abord un certain point de vue qui va changer par la suite. Le sens du bien et du mal n’est plus pris en compte, ils n’ont plus de repères par rapport à ces valeurs, ils ne se préoccupent exclusivement que du profit. Nous pouvons souligner le revirement entre la première et la dernière répliques du premier banquier, nous constatons le passage de la lamentation à la grande satisfaction. La définition très cynique de la politique, « çà et là des idées » transcrit très exactement le manque de conscience professionnelle des ces gens seulement soucieux de tirer « l’épingle du jeu ». Le pouvoir de la corruption au sens de ce qui peut faire marcher les hommes pour qu’une petite minorité s’enrichisse est dénoncé par l’auteur. Le quatrième banquier énumère les moyens d’exploiter les hommes pour en tirer profit.
Notre deuxième partie sera consacrée à l’étude de la passation de pouvoir ainsi qu’à l’éloge de la colonisation.
II. Passation de pouvoir qui s’accompagne d’un éloge de la colonisation
1. Définition positive
Nous avons une opposition entre deux buts, le premier rejeté et l’autre, mis en valeur, « qui est venu non pour prendre ou dominer mais pour donner et civiliser », ce dernier but connote l’altruisme. La présentation de la colonisation est définie ainsi que l’intention des belges ainsi que le suggèrent les expressions qui les désignent, « fondateurs », « tuteurs », l’aspect éducateur est mis en évidence.
2. L’état des lieux
L’état des lieux reste à faire, « œuvre accomplie », « construit et bâti ce pays », « notre œuvre marque l’idée d’accomplissement et de réussite. Ils ont créé des choses, « peuple d’ingénieurs et de manufacturiers ». Les efforts fournis transparaissent tant au niveau de l’intensité que de la durée, « jour après jour et au prix de quelles peines ». L’état des lieux est favorable, « une machine, bonne ». L’attitude des belges à ce moment là est basée sur de nombreuses recommandations, « prenez-en soin » pour que vous demeure acquis notre concours désintéressé, nous revenons à la première idée, ils ne cherchent pas à prendre mais à donner.
3. Inquiétude pour l’avenir
La fin du discours est une prise en compte des problèmes auxquels il faudra faire face. Officiellement, il y a passation de pouvoir et dans un second temps, Kala-Lubu reprendra la même position et mettra en avant l’avenir incertain. Nous avons une métaphore, « défaillance mécanique » qui pourrait empêcher le bon fonctionnement des choses. Il fait des recommandations, « je veux que vous sachiez que vous compreniez, que l’indépendance, amie des tribus n’est pas venue pour abolir la loi, ni la coutume ». Une mise en garde domine, l’indépendance ne doit pas être une régression, il ne faut pas que les progrès disparaissent. Il suggère la voix à prendre ne pas revenir sur le passé africain, « restons fidèle à la civilisation ». L’impératif, « restons » souligne la peur d’un retour à la vie primitive. Il commence à associer l’idée de nations et de tribus, l’idée est de trouver la juste mesure entre la révolution et la régression.
Conclusion
Nous avons donc une critique du gouvernement et un lien entre le politique et l’économique, le texte met bien en évidence ce lien. Le discours qui va suivre va être une fausse note. Nous assisterons à la scène 6, à la proclamation de l’indépendance se déroulant au Congo, la scène officielle de la célébration de l’indépendance.