Aimé Césaire

Césaire, Une saison au Congo, Chapitre 6 : Extrait 1

Texte étudié

BASILIO ROI DES BELGES

Ce peuple barbare, jadis terrassé par la rude poigne de Boula Matari, nous l’avons pris en charge. Eh oui, la Providence nous a commis ce soin, et nous l’avons nourri, soigné éduqué. Si nos efforts ont pu vaincre leur nature, si nos peines rencontrent salaire, par cette indépendance que je leur apporte nous allons l’éprouver. Qu’ils fassent donc l’essai de leur liberté. Ou bien ils donneront à l’Afrique l’exemple que, nous-mêmes donnons à l’Europe : celui d’un peuple uni, décent, laborieux, et l’émancipation de nos pupilles nous fera, dans le monde, quelque honneur ; ou bien la racine barbare, alimentée dans le puissant fond primitif, reprendra sa vigueur malsaine, étouffant la bonne semence inlassablement semée, pendant cinquante ans, par le dévouement de nos missionnaires, et alors !

GÉNÉRAL MASSENS, GÉNÉRAL BELGE

Et alors ? Nous aviserons en temps utile, Massens ; faisons plutôt confiance à la nature humaine, voulez-vous ?

GÉNÉRAL MASSENS

Vous savez Majesté, que je ne suis guère enthousiaste de ces expériences, lesquelles portent au demeurant, la marque de la hardiesse et de la générosité qui caractérisent le génie de votre Majesté…

Mais puisque vous le voulez ! Du moins, cette liberté dont-ils ont fumé le mauvais chanvre et dont les émanations les enivrent de si déplorables visions, qu’ils sentent qu’ils la reçoivent, et non qu’ils la conquièrent. Majesté, je ne les crois pas si obtus qu’ils ne sentent toute la différence qui sépare un droit qui leur serait reconnu d’un don de votre munificence royale !

BASILIO

Rassurez-vous, Massens, je le leur marquerai dans les formes les plus expresses, mais les voici !

KALA-LUBU, Président de la République du Congo

S’adressant à Lumumba

Monsieur le premier bourgmestre, excusez-moi, c’est « Monsieur le Premier ministre » que je veux dire, mon souci est que les votes se passent bien, je veux dire convenablement. Les règles de la politesse nous en font un devoir, les règles de la politique aussi. Le temps serait mal choisi de plaintes de récriminations, de paroles tonitruantes et malsonnantes; L’enfantement se fait dans la douleur, c’est la loi ; mais quand l’enfant naît, on lui sourit. Je voudrais aujourd’hui un Congo tout sourire. Mais voici le roi.

S’adressant à la foule

Allons, en chœur, vive le roi !

Vive le roi ! Vive le Bwana Kitoko ! Vive le roi Kala !

La foule agite de petits drapeaux portant le signe du kodi, emblème de l’Abako, coquille percée d’une épée. Explosion de pétards.

Un groupe d’enfants noirs sous la conduite d’un missionnaire à grande barbe, chante une chanson, un peu comme les petits chanteurs à la croix de bois.

BASILIO

Haranguant les officiels

Bref sera mon propos. Il est pour adresser une pensée pieuse à mes prédécesseurs, tuteurs avant moi, de ce pays, et d’abord à Léopold, le fondateur, qui est venu ici non pour prendre ou dominer, mais pour donner et civiliser. Il est aussi pour dire notre reconnaissance à tous ceux qui jour après jour et au prix de quelles peines ! Ont construit et bâti ce pays. Gloire aux fondateurs ! Gloire aux continuateurs ! Il est enfin, messieurs, pour vous remettre cet état, notre œuvre. Nous sommes un peuple d’ingénieurs et de manufacturiers. Je vous le dis sans forfanterie : nous vous remettons aujourd’hui une machine, bonne : prenez en soin ; c’est tout ce que je vous demande. Bien entendu puis il s’agit de technique, et qu’il serait hasardeux de ne point prévoir de défaillances mécaniques, du moins sachez que vous pourrez toujours avoir recours à nous et que vous demeure acquis, notre concours ; notre concours désintéressé, messieurs ! Et maintenant, Congolais, prenez les commandes, le monde entier vous regarde !

KALA-LUBU

Sire, la présence de Votre Auguste Majesté, aux cérémonies de ce jour mémorable, constitue un éclatant et nouveau témoignage de votre sollicitude pour toutes ces populations que vous avez aimées et protégées. Elles ont reçu votre message d’amitié avec tout le respect et toute la ferveur dont-elles vous entourent, et garderont longtemps dans leur cœur les paroles que vous venez de leur adresser en cette heure solennelle. Elles sauront apprécier tout le prix de l’amitié que la Belgique leur offre, et s’engageront avec enthousiasme dans la vie d’une collaboration sincère. Quant à vous Congolais, mes frères, je veux que vous sachiez, que vous compreniez, que l’indépendance, amie des tribus, n’est pas venue pour abolir la loi, ni la coutume elle est venue pour les compléter, les accomplir et les harmoniser. L’indépendance, amie de la nation, n’est pas venue davantage pour faire régresser la civilisation. L’indépendance est venue, tenue par la main, d’un côté par la coutume, de l’autre par la civilisation. L’indépendance est venue pour réconcilier l’ancien et le nouveau, la nation et les tribus ; Restons fidèles à la civilisation, restons fidèles à la coutume et Dieu protégera le Congo.

Introduction

Nous allons étudier un extrait du chapitre 6, en première lecture de Une saison au Congo d’Aimé Césaire. C’est le jour de la proclamation de l’indépendance se déroulant au Congo. Elle est caractérisée par des personnes officielles, roi des Belges, Kala-Lubu. Nous avons la première discussion entre le roi des Belges et le général Massens. Le roi des Belges se vante d’être à l’origine de l’indépendance. Nous pouvons souligner l’ironie dont fait preuve Césaire car il met dans la bouche du roi, une contre-vérité, la Belgique étant séparée en deux, les Flamands et les Wallons. Le général se comporte comme un parfait courtisan. Nous avons une autre conversation entre Kala-Lubu et Lumumba. Le début du texte reflète l’état d’esprit joyeux et positif de Kala-Lubu, ainsi que le suggère la citation, « c’est la loi, mais quand l’enfant naît, on lui sourit ». Dans un premier temps, nous étudierons la scène officielle de la célébration de l’indépendance, puis en second lieu, nous analyserons la présentation caricaturale.

I. La scène officielle de la célébration de l’indépendance

1. Caractère public et officiel

Nous avons deux discours officiels qui sont en fait des discours de congratulation. Les personnages importants comme Basilio, nommé roi des Belges et appelé Bwana Kitoko par la foule sont présents. Il fait l’éloge de la colonisation et veut civiliser et apporter le maximum de progrès. Nous constatons la présence de Kala-Lubu, président de la république du Congo, appelé roi Kala par la foule, une façon d’exprimer la popularité. Les didascalies annoncent d’autres personnages officiels, puis, il y a la foule assez variée, composée de partisans, d’enfants et de missionnaires.

2. Une mise en scène

La foule se montre réactive, elle « agite de petits drapeaux », ceux qui manifestent sont de la même ethnie, de la même tribu. Nous avons des indications sonores « explosion de pétards », « chants », « cris », « vive le roi ». Cependant les cris ne sont pas spontanés, ils sont sollicités, « allons en choeur ». L’heure est décrite comme « mémorable ». Avant le discours, les manifestations comprenaient des gestes, des cris, à présent, « les acclamations sont commandées », les chants sont encadrés par un missionnaire. Nous pouvons parler d’une mise en scène. A la fin du discours, la foule est moins enthousiaste, « applaudissements incertains ».

3. L’occasion de rendre hommage aux belges

Les marques de déférence, « votre auguste Majesté », « Sire », sont le signe d’un sujet vénéré plutôt qu’un égal. Les expressions, « avec tout le respect et toute la ferveur », expriment et mettent en valeur les différences entre les hommes et les belges qui font l’objet d’une vénération exagérée. A l’inverse, l’attitude des belges transparaît à travers la citation, « un éclatant et nouveau témoignage de votre sollicitude pour toutes ces populations que vous avez aimées et protégées ». Nous avons deux occurrences du terme « amitié ». Nous avons ensuite la mise en avant de la réaction unanime des banquiers, « hurrah ! Hurrah ! Vive l’indépendance ! ».

II. Une présentation caricaturale

1. Au niveau physique

Les didascalies nous donnent les renseignements scéniques relatifs aux indications de mise en scène à respecter. Concernant les vêtements des banquiers, l’expression « déguisés » nous laisse supposer l’uniformité vestimentaire des quatre hommes, ils doivent renvoyer la même image par rapport à la fonction qu’ils occupent. Ils ne sont pas dans la salle, mais dans l’antichambre, à côté de la salle et les réactions suscitées sont la surprise et « l’indignation ».

2. L’intention satirique

Nous avons une mise en avant par l’auteur de l’absurde au niveau du langage. Il fait parler en vers donc en rimes, « mal…libéral », les rimes sont parfaites. Il y a des coupures à l’hémistiche, les vers ressemblent à des alexandrins mais ils n’en sont pas. L’auteur tourne en dérision la situation. Nous avons ainsi, dans la première réplique du premier banquier des vers qui commencent sans trouver leur fin, « eh bien », cela ajoute un côté comique au contexte qui consiste à faire parler en vers des personnes qui n’ont aucune disposition pour la poésie même improvisée. Les rimes sont internes, nous avons des sonorités à la fin de certains vers qui se retrouvent au début, « hélas ! Ils ont de ce macaque accepté le diktat ». Le vocabulaire est très éclectique, en effet il peut parfois être familier, « foutu », « macaque » ou encore plus soutenu, « quand dans un vaste empire se propage le mal… seuls sages ! »

3. Rupture de l’illusion

Césaire nous familiarise avec cet épisode important, car il y a une succession de scènes qui se déroulent dans des lieux différents. Nous assistons à un revirement des personnages, ainsi la réponse de la formule du deuxième banquier qui aboutit à une conclusion différente. Il parvient à convaincre ses confrères et les fait changer d’avis.

Conclusion

Nous avons ainsi la peinture du jour de la proclamation de l’indépendance qui se déroule au Congo. Nous en avons une représentation officielle dans cette première lecture de la scène 6. Il y a cependant une deuxième lecture possible de cette même scène, cela se rapporte à la suite du texte, Lumumba prend la parole. Il remonte aux origines. L’essentiel de son discours s’adresse au peuple. On voit Lumumba devenir le leader de la fierté congolaise.

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