Corneille, L’illusion Comique, Acte IV, Scène 7, Monologue de Clindor
Texte étudié
ACTE IV
SCÈNE VII
CLINDOR
Aimables souvenirs de mes chères délices,
Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
Figurez aussitôt à mon âme interdite
Combien je fus heureux par delà mon mérite.
Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
Redites-moi l’excès de ma témérité :
Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
Que je fus criminel quand je devins amant,
Et que ma mort en est le juste châtiment.
Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
Hélas ! que je me flatte, et que j’ai d’artifice
A me dissimuler la honte d’un supplice !
En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
L’ombre d’un meurtrier creuse ici ma ruine :
Il succomba vivant, et mort il m’assassine ;
Son nom fait contre moi ce que n’a pu son bras ;
Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ;
Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
S’élever contre moi des âmes plus hardies,
De qui les passions, s’armant d’autorité,
Font un meurtre public avec impunité.
Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
Donner au déloyal ma tête pour victime ;
Et tous pour le pays prennent tant d’intérêt,
Qu’il ne m’est pas permis de douter de l’arrêt.
Ainsi de tous côtés ma perte était certaine :
J’ai repoussé la mort, je la reçois pour peine.
D’un péril évité je tombe en un nouveau,
Et des mains d’un rival en celles d’un bourreau.
Je frémis à penser à ma triste aventure ;
Dans le sein du repos je suis à la torture :
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
J’en ai devant les yeux les funestes ministres ;
On me lit du sénat les mandements sinistres ;
Je sors les fers aux pieds ; j’entends déjà le bruit
De l’amas insolent d’un peuple qui me suit ;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare :
Là mon esprit se trouble, et ma raison s’égare ;
Je ne découvre rien qui m’ose secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitôt que je pense à tes divins attraits,
Je vois évanouir ces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
Mais d’où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?
Corneille, L’illusion comique
Introduction
Pierre Corneille (Rouen, 6 juin 1606 – Paris, 1er octobre 1684) est un auteur dramatique français du XVIIème siècle. Ses pièces les plus célèbres sont Le Cid, Cinna, Polyeucte et Horace. La richesse et la diversité de son œuvre reflètent les valeurs et les grandes interrogations de son époque.
Nous nous situons dans le premier niveau de la pièce enchâssée. Andraste est mort, Clindor est en prison. Il se rend compte qu’il s’est servi de son amour pour se hisser à un destin qui n’était pas le sien.
I. Clindor, un héros fantasmé
Clindor pense à son amour et y trouve un certain bonheur. Il se place au service de l’amour. Tel Rodrigue, il emploie un langage héroïque : « je meurs » trois fois, « trop glorieux, fatal amour qui me rend si glorieux » ; mais dans une autre destination : pour Clindor, le langage héroïque se met au service de l’amour, tandis que pour Rodrigue, il se place au service de l’honneur.
Vers 1257 : description de son exécution (= angoisse). La conscience du personnage est omniprésente. Il se donne des excuses pour expliquer son attitude volage.
On voit l’honnêteté du personnage car petit à petit, il prend conscience qu’il a réellement peur.
Il y a la construction d’une tension épique due à l’hyperbole « mille assassins, en perfidie » ; il se présente comme un héros bien faible ce qui met en valeur le genre comique de la pièce.
Il souhaite se ressouvenir des moments heureux, il réclame du bonheur de mourir héroïquement pour l’amour d’Isabelle ; c’est un essai de lyrisme pathétique.
Clindor déguise la honte et la peur de la mort par l’amour pour arriver à un personnage qui prend conscience de la peur : « et la peur de la mort me fait déjà mourir ».
On aperçoit alors une caricature d’un personnage tragique, car Clindor a peur de mourir, il ne veut pas mourir par amour, bien qu’il en donne l’impression. Par le vocatif, il garde l’image d’Isabelle pour éviter la souffrance.
II. Un amour désintéressé
Champ lexical du bonheur : « délice », « juste », « bonheur », « glorieux », « heureux ».
L’héroïsation est vite regrettée vers 1256 : « je meurs trop glorieux » : vers qu’on peut retrouver dans la bouche d’un héros tragique, mais déjoué par le retournement immédiat au vers suivant : « hélas ».
Pour le spectateur, on a une définition réaliste pour lui-même comme personne de l’illusion : « artifice », vers 1257.
On voit ici un Clindor trompeur qui se trompe lui-même et qui trompe les autres : « déguisé », vers 1258.
Il veut se donner l’illusion qu’il meurt par amour pour Isabelle alors qu’il n’en n’a aucunement envie, et qu’il redoute par-dessus tout la mort. On le voit au polypote, vers 1288 : « mort » et « mourir ».
On remarque aussi qu’il a des regrets d’avoir échappé une première fois à la mort, il regrette d’avoir tué Adraste, il échappe d’un problème pour retomber dans un autre problème (tomber de Charybde en Scylla).
Clindor fait ainsi preuve de lâcheté.
Conclusion
Dans le monologue Clindor se place en héros tragique au service de l’amour ; mais la proximité de cette réalité qu’est l’exécution le renvoie à sa peur de la mort. On a donc affaire à un héros tragique fantasmé. Ce monologue fait écho au monologue d’Isabelle. Mêmes les scènes miroires sont illusion dans cette pièce. Ces monologues mettent surtout en avant dans la deuxième lecture la différence et le déséquilibre qui existe entre l’amour d’Isabelle et celui de Clindor.