Alfred de Musset

Musset, Lorenzaccio, Acte I, Scène 4

Texte étudié

1. LE DUC, à Valori. Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?
2. VALORI. Paul III envoie mille bénédictions à votre Altesse et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.
3. LE DUC. Rien que des vœux, Valori ?
4. VALORI. Sa Sainteté Craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop d’indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à votre Altesse.
5. LE DUC. Voilà, pardieu, un beau cheval, sire Maurice ! hé ! quelle croupe de diable !
6. SIRE MAURICE. Superbe, Altesse.
7. LE DUC. Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le pape ont fait de moi un roi; mais, par Bacchus, ils m’ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d’une lieue. Allons, voyons, valori, qu’est-ce que c’est ?
8. VALORI. Je suis un prêtre, Altesse; si les paroles que mon devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d’une manière aussi sévère, mon cœur me défend d’y ajouter un mot.
9. LE DUC. Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu, le seul prêtre honnête homme que j’aie vu de ma vie.
10. VALORI. Monseigneur, l’honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit, et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.
11. LE DUC. Ainsi Donc, point d’explications ?
12. SIRE MAURICE. Voulez-vous que je parle, monseigneur ? tout est facile à expliquer.
13. LE DUC. Eh bien ?
14. SIRE MAURICE. Les désordres de la cour irritent le pape.
15. LE DUC. Que dits-tu là, toi ?
16. SIRE MAURICE. J’ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n’ont d’autre juge que lui-même. C’est Lorenzo de Médicis que le pape réclame comme transfuge de sa justice.
17. LE DUC. De sa justice ? Il n’a jamais offensé de pape à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.
18. SIRE MAURICE. Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d’ivresse, avait décapité les statues de l’arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.
19. LE DUC. Ah! parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l’effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse , qui traite si joliment l’évêque de Fano ? Cette mutilation revient toujours sur l’eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d’avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre, je protège les arts comme un autre, et j’ai chez moi les premiers artistes de l’Italie. Mais je n’entends au respect du pape pour ces statues qu’il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.
20. SIRE MAURICE. Lorenzo est un athée; il se moque de tout. Si le gouvernement de votre Altesse n’est pas entouré d’un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo, Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs, et cela suffit.
21. LE DUC. Paix ! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d’Alexandre. (Entre le cardinal cibo.) Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.
22. LE CARDINAL. Messire Francesco Molza vient de débiter à l’Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l’arc de Constantin.
23. LE DUC. Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ! d’ailleurs un philosophe, un gratteur de papiers, un méchant poète, qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n’ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! j’aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu, il restera ici.
24. LE CARDINAL. Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.
25. LE DUC. Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ? (Il lui parle bas.) Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c’est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille; il se fourre partout, et me dit tout. N’a-t-il pas trouvé moyen d’établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l’enfer ? Oui, certes, c’est mon entremetteur; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu’un, ne me nuira pas. Tenez ! (Lorenzo paraît au fond d’une galerie basse.) Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire. C’est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.
26. LORENZO, monte l’escalier de la terrasse. Bonjour, messieurs les amis de mon cousin.
27. LE DUC. Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle ? Mon ami, on t’excommunie en latin, et sire Maurice t’appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon valori, il est trop honnête pour prononcer ton nom.
28. LORENZO. Pour qui dangereux, Éminence ? pour les filles de joie ou pour les saints du paradis ?
29. LE CARDINAL. Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.
30. LORENZO. Une insulte de prêtre doit se faire en latin.
31. SIRE MAURICE. Il s’en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.
32. LORENZO. Sire Maurice, je ne vous voyais pas; excusez-moi, j’avais le soleil dans les yeux; mais vous avez bon visage et votre habit me paraît tout neuf.
33. SIRE MAURICE. Comme votre esprit; je l’ai fait faire d’un vieux pourpoint de mon grand-père.
34. LORENZO. Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.
35. SIRE MAURICE. Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. A votre place, je prendrais une épée.
36. LORENZO. Si l’on vous a dit que j’étais un Soldat, C’est une erreur; je suis un pauvre amant de la science.
37. SIRE MAURICE. Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C’est une arme trop vile; chacun fait usage des siennes. (Il tire son épée.)
38. VALORI. Devant le duc, l’épée nue !
39. LE DUC, riant. Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin; qu’on lui donne une épée !
40. LORENZO. Monseigneur, que dites-vous là ?
41. LE DUC. Eh bien ! ta gaieté s’évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis, je ne suis qu’un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ? Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.
42. LORENZO. Son Altesse se rit de moi.
43. LE DUC. J’ai ri tout à l’heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée ! (Il prend l’épée d’un page et la présente à Lorenzo.)
44. VALORI. Monseigneur, c’est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de votre Altesse est un crime punissable dans l’intérieur du palais.
45. LE DUC. Qui parle ici, quand je parle ?
46. VALORI. Votre Altesse ne peut avoir eu autre dessein que celui de s’égayer un instant, et sire Maurice lui-même n’a point agi dans une autre pensée.
47. LE DUC. Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s’il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu’il va tomber. (Lorenzo chancelle; il s’appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d’un coup.)
48. LE DUC, riant aux éclats. Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi; la seule vue d’une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère. (Les pages relèvent Lorenzo.)
49. SIRE MAURICE. Double poltron ! fils de catin !
50. LE DUC. Silence ! sire Maurice; pesez vos paroles; c’est moi qui vous le dis maintenant; pas de ces mots-là devant moi.
51. VALORI. Pauvre jeune homme ! (Sire Maurice et Valori sortent.)
52. LE CARDINAL, resté seul avec le duc. Vous croyez à cela, monseigneur ?
53. LE DUC. Je voudrais bien savoir comment je n’y croirais pas.
54. LE CARDINAL. Hum ! c’est bien fort.
55. LE DUC. C’est justement pour cela que j’y Crois. Vous figurez-vous qu’un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D’ailleurs ce n’est pas la première lois que cela lui arrive; jamais il n’a pu voir une épée.
56. LE CARDINAL. C’est bien fort. C’est bien fort. (Ils sortent.)

Introduction

Dans la scène 3, liaison entre le marquis de Cibo et le Duc, et rôle du cardinal (entremetteur).

La scène 4, quant à elle, constitue la véritable entrée en scène du Duc et de Lorenzo. Introduction jusqu’à la réplique 11, avec l’arrivée des personnages de l’Église et du conseil des huit. Puis, jusqu’à la réplique 25, débat sur Lorenzo, critiques formulées par les personnages de l’Église et prise de défense du Duc. Enfin jusqu’à la réplique 51, on assiste à la scène de l’épée. En conclusion, on peut se demander ce que va tirer le cardinal de cette scène.

Cette scène met en valeur les deux personnages principaux de la pièce.

I. Le portrait de Lorenzo

A. Par l’Église

Pour l’Église, Lorenzo est un débauché : « désordres de la cour » (réplique 14) et réplique 16 : « C’est Lorenzo que le pape réclame ». Sire Maurice n’a le pouvoir de s’attaquer directement au Duc, et attaque donc Lorenzo.

« modèle titré … » (réplique 18). Lorenzo est responsable de la débauche de Florence.

C’est aussi un profanateur (réplique 18). Allusion à un fait historique : En 1534, Lorenzo avait décapité les têtes de rois de l’arc de Constantion.

C’est un athée (réplique 20).

Pour l’église, Lorenzo n’a de respect pour tien.

« Le peuple appelle » (réplique 20) : réplique importante :
explication du titre de la pièce ; surnom péjoratif de Lorenzo avec « accio »;
écho à la réplique 16 : « Les actions du Duc … ».

On accuse Lorenzo d’être l’âme damnée du Duc. Il critique l’attitude du Duc.

B. Par Cibo

Il est le seul à avoir percé le double jeu de Lorenzo, ce qui prime de l’image qu’il en donne. C’est Lorenzo le comédien.

Réplique 24 : Mise en garde du cardinal, elle est assez mystérieuse, comme si le cardinal avait percé le secret de Lorenzo.
Cela est renforcé à la fin du texte où il ne croit pas à la scène qui vient de se dérouler. Le point d’exclamation de la réplique 56 est important : il montre le côté jubilatif du cardinal.

On a donc ici un autre regard sur Lorenzo, celui-ci ne s’attache pas au côté de débauché. Pour Cibo, Lorenzo est dangereux.

C. Par Alex

Réplique 23 : « J’aime Lorenzo, moi » :

Réplique importante par rapport au portrait qu’il nous en fait (portrait subjectif car il montre ses liens d’affection qui le tiennent à Lorenzo).

Réplique 19 : « Renzo », surnom donné par le Duc à Lorenzo.

Pour lui c’est une simple farce :

Réplique 19 : « Moi je trouve cela drôle » : Pour le Duc, Lorenzo n’est pas un profanateur mais un gamin qui s’amuse

Réplique 23 : « Renzo, un homme à craindre, le plus fieffé poltron … ». C’est un lâche, un poltron, c’est pour cela que le Duc n’a pas peur de lui. La scène de l’épée va d’ailleurs confirmer ses dires.

Réplique 23 : « d’ailleurs un philosophe ». La seule chose que Lorenzo sait manier est la plume. Pour Alex, c’est un bouffon.

Réplique 25 : Le Duc le présente comme un espion. Il ne se méfie pas du double jeu de Lorenzo avec les républicains, ni que Lorenzo puisse jouer un double jeu avec lui.

Ligne 88 : C’est un débauché triste (petit indice de double jeu). Cela confirme l’image que nous en avions de la scène 2.

Ce n’est au final pas un portrait positif, mais Alex n’a pas le moindre doute de la fidélité de Lorenzo à son égard.

II. Le portrait du Duc

A. Alexandre

Homme naïf, crédule, aveuglé par ses passions. Cette affection pour Lorenzo l’aveugle et donc il ne le soupçonne pas.

Malgré son aveuglement, il est lucide quant au rôle que lui font jouer le pape et Charles Quint.

Réplique 7 : il a bien compris que ce n’est pas pour son mérite personnel que César et le pape l’ont mis sur le trône de Florence : c’est un enjeu politique et il n’est qu’un pion. Mais il n’est pas dupe et le sait.

C’est aussi quelqu’un qui ne respecte rien, et surtout pas les représentants de l’Église (répliques 9 et 23).

Il s’emporte facilement, et cela se note par l’abondance des points d’exclamation, ou encore par l’interjection « Corps de Bacchus » (réplique 43).

B. Médicis

Il se présente comme un mécène, qui protège la culture et les arts (réplique 19).

Il a le sens de la caste. Réplique 21 : c’est la famille. Les hommes d’Église attaquent Lorenzo et le Duc le défend tout d’abord car c’est son cousin.

Il a un certain orgueil de porter le nom de Médicis. Il réagit violemment quand il déclare que Lorenzo fait déshonneur à son nom de famille (répliques 41 et 43). Il porte un nom prestigieux qui est représenté par des gens respectables.

III. La critique

Elle apparaît à travers les personnages de l’Église.

A. Le luxe

Réplique 5 : « beau cheval ».
« votre habit me paraît tout neuf ».

B. La débauche

Réplique 9 : « le seul prêtre honnête homme ».
Réplique 17 : « à cette heure, est en enfer ».
Réplique 19 : « son batard » : le pape a des enfants.

La débauche règne sous toutes les formes. Les vœux de pauvreté et de chasteté sont transgressés.

C. L’hypocrisie

Réplique 2 : C’est en contradiction avec leur mission. Ils ont peur du Duc. Ils sont là pour arrêter la débauche florentine et Lorenzo.

Réplique 14 : « désordre de la cour » : C’est assez flou, vague. Alex réagit. Sire Maurice se rétracte (réplique 16). On détourne l’accusation sur un absent.

Réplique 51 : « pauvre jeune homme ». Car le Duc les a prévenu à la réplique 50.

Les hommes n’ont donc pas été au bout de leur mission.

Conclusion

Cette scène est importante car elle précise les relations entre Alex et Lorenzo, ainsi que leur personnalité. La scène de l’épée a une valeur symbolique : Lorenzo feint de la refuser et de s’évanouir, alors qu’on apprendra plus tard qu’il s’entraine pour tuer Alex. Le cardinal, quant à lui, introduit le soupçon, ce qui amène à traiter la scène différemment. La scène 4 achève de peindre l’atmosphère de Florence et les tensions qui y règnent.

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