Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte III, Scène 5
Introduction ; Situation du passage
Cette scène a été précédée de scènes très courtes. On a assisté au monologue du Comte qui semble être déterminé à découvrir les véritables intentions de Figaro et à user de son droit du Seigneur sur Suzanne. Lors de ce monologue, Figaro est entré en scène sans être vue et a surpris le Comte dans son monologue. Puis le Comte découvre Figaro : ils engagent un dialogue, véritable passe d’armes verbal, cherchant à se piéger l’un l’autre. Le Comte veut savoir si Figaro est au courant de ses projets pour Suzanne. La stratégie de Figaro consiste à esquiver, à ballotter le Comte : l’enjeu devient politique, critique, tandis que la relation maître/valet s’inverse …
Axe 1 : La relation maître / valet
1. Le rappel d’une complicité passée
« Autrefois tu me disais tout » : par cette phrase de référence au « Barbier de Séville », le Comte exprime toute sa nostalgie mais aussi un reproche contre Figaro dont il remet en doute la loyauté.
Figaro fait lui allusion au passé et à tout les services qu’il rendit au Comte : « Combien me donnâtes-vous ? »
2. La méfiance
Les didascalies traduisent les nombreux mouvements des personnages. La scène est jalonnée d’apartés, rendant ainsi explicites les projets des personnages. Les effets comiques ne manquent pas : le décalage « il veut » / « il croit », « à mon tour » / « maintenant ». C’est un jeu de dupes : la méfiance est mutuelle. Il s’agit de démasquer l’autre sans être débusqué. Alors que les rapports de pouvoir apparaissent, la tension dramatique reste néanmoins relative.
3. Un jeu de manipulation réciproque
Maître et valet révèlent autant de duplicité l’un que l’autre. La seule différence est dans le talent : Figaro est plus rusé, plus subtil que son maître, et parvient à retourner contre le Comte les stratagèmes que celui-ci avait voulu utiliser pour percer son valet à jour.
• Les stratagèmes du Comte :
Il doit veiller à na pas éveiller les soupçons de son valet, tout en sondant son esprit par des questions et suggestions sans apparemment aucun rapport avec Suzanne. Il fait appel à l’ambition de Figaro : il lui fait miroiter une belle carrière diplomatique ; il va même jusqu’à flatter son valet en feignant de lui reconnaître « du caractère et de l’esprit ».
• La ruse de Figaro :
Le rusé valet avait le choix, pour justifier un refus, entre deux stratégies : se dévaloriser soi-même en se prétendant indigne et incapable à faire carrière en politique, ou bien … dévaloriser la politique elle-même. Il opte brillamment pour la seconde tactique (cf. Axe 3 : La satire de la politique)
Axe 2 : Un discours critique
Figaro adopte une stratégie de l’esquisse, qui consiste à détourner le Comte de son projet initial : sa maîtrise du discours est grande et il glisse sur le terrain des idées.
1. Mœurs anglaises tournées en dérision
« God-dam » est un juron (« le fond de la langue ») fantaisiste quoique énigmatique au début .Dans sa tirade, Figaro fait une démonstration des vertus de cette formule (« on ne manque de rien nulle part ») et énonce toutes les situations pour l’utiliser : manger, boire ou même courtiser. Chacune de ces situations est évoquée sur un rythme binaire : désir, souhait puis confrontation décevante à la réalité. (effet de décalage)
C’est un comique classique : les mœurs étrangères sont tournées en dérision, tandis que le caractère revêche des femmes anglaises est mis en avant (ni sensualité ni raffinement); c’est la fantaisie verbale qui domine ici.
2. Critique autorité du Comte et de l’ordre social
Le discours de Figaro, souvent ponctué par le présent de vérité générale, reste néanmoins énoncé dans un mode amical et revêt l’aspect d’une véritable leçon administrée au Comte. Il lui fait appel à plus de sagesse, plus de considération dans les rapports sociaux. Figaro est habile : il s’inscrit dans une logique de rendement (différent que d’agir au nom d’un principe de morale); il aborde aussi la question du mérite de l’homme : Figaro invite ainsi le Comte à s’interroger sur sa morale et sur ses actes, en laissant entendre que peu de seigneurs sont dignes de leur fonction.
Axe 3 : La satire de la politique
Le Comte propose à Figaro une carrière bureaucratique : Figaro décline l’offre et livre son point de vue sur la politique dans une tirade.
« Médiocre et rampant, on arrive à tout » : le valet se désigne implicitement comme un homme d’esprit : les qualités spirituelles seraient inutiles en politique, milieu dans lequel l’on avance que grâce à la médiocrité. Avec l’insolente formule « je la sais » (l.170), Figaro introduit sa tirade et laisse entrevoir ses talents d’observateur : le ton gagne en virulence mais reste sympathique.
Ainsi la politique est présentée comme un jeu de masques, d’intimidation et comme un art de la fuite, qui masque le vide par la débauche de moyens (lexique du jeu, du paraître et du vide) ; politique et intrigue ne seraient que des « cousins germains ».
Figaro se fait ici le porte-parole de l’opinion commune du XVIIIe siècle : la parole de l’homme du peuple émerge, mais on reste dans le constat. Il s’inscrit dans une tradition tout en se détachant de l’intrigue (observateur, il se met en retrait) : il refuse d’aller trop loin dans le refus du pouvoir.
1. Un monde de tromperie et de mensonge
Figaro est ici le porte-parole des idées de son créateur, qui connaissait bien le monde de la politique.
En premier lieu, la politique est un véritable théâtre, où tout le monde trompe tout le monde, par un jeu de faux-semblants. Beaumarchais reprend ici un thème que développaient déjà les écrivains de XVIIe siècle (La Bruyère, Saint-Simon). Ce jeu de masques, que ce soit dans les cours ou dans les ambassades, consiste en une véritable inversion de la réalité. Pour souligner cette idée, Figaro a recours à une réversion : « feindre d’ignorer ce que l’on sait, de savoir ce qu’on ignore ». Les maîtres-mots de cette tirade sont donc les verbes « feindre », « paraître », « jouer », qui appartiennent tous au champ lexical du théâtre. C’est toute une théorie de la psychologie politique que Beaumarchais esquisse : si tout n’est que paraître, c’est parce qu’il n’y a pas d’être dans cet univers.
2. Un univers de vanité et d’incompétence
Comme le suggère habilement Figaro au début de sa tirade, la politique n’est pas un art subtil réservé aux esprits supérieurs, c’est une profession où abondent sots et incompétents. Des individus « vides et creux », qui s’efforcent de paraître « profonds ». Le secret, instrument essentiel de pouvoir, est lui-même attaqué : « avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ».
3. Trahisons et immoralité
Les mœurs politiques décrites par Figaro laissent penser que n’entre dans la conduite des affaires de l’État ni justice ni morale. Les objectifs, totalement immoraux, seraient uniquement centrés sur la recherche du pouvoir. Les moyens mis en œuvre seraient en dehors de toute légalité : « répandre des espions et pensionner de traîtres, amollir des cachets (ouvrir des lettres qui ne vous sont pas destinées) ».
C’est un vrai discours critique, une démonstration qui vient pourtant de perdre Figaro en laissant entendre au Comte qu’il n’ira pas à Londres : le Comte veut empêcher le mariage et veut que Figaro épouse Marceline.