Pierre Carlet de Marivaux

Marivaux, L’Île des Esclaves, Scène 8

Texte étudié

Scène VIII. – Arlequin, Euphrosine.

Arlequin arrive en saluant Cléanthis, qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.

EUPHROSINE. – Que me voulez-vous ?
ARLEQUIN, riant. – Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de moi ?
EUPHROSINE. – Laissez-moi, je vous prie.
ARLEQUIN. – Eh ! là, là, regardez-moi dans l’œil pour deviner ma pensée.
EUPHROSINE. – Eh ! pensez ce qu’il vous plaira.
ARLEQUIN. – M’entendez-vous un peu ?
EUPHROSINE. – Non.
ARLEQUIN. – C’est que je n’ai encore rien dit.
EUPHROSINE, impatiente. – Ah !
ARLEQUIN. – Ne mentez point ; on vous a communiqué les sentiments de mon âme ; rien n’est plus obligeant pour vous.
EUPHROSINE. – Quel état !
ARLEQUIN. – Vous me trouvez un peu nigaud, n’est-il pas vrai ? Mais cela se passera ; c’est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.
EUPHROSINE. – Vous ?
ARLEQUIN. – Eh ! pardi ! oui ; qu’est-ce qu’on peut faire de mieux ? Vous êtes si belle ! il faut bien vous donner son cœur ; aussi bien vous le prendriez de vous-même.
EUPHROSINE. – Voici le comble de mon infortune.
ARLEQUIN, lui regardant les mains. – Quelles mains ravissantes ! les jolis petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon petit cœur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d’être tendre aussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.
EUPHROSINE. – Tu ne l’es que trop.
ARLEQUIN. – Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.
EUPHROSINE. – Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
ARLEQUIN. – Bon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà, moi, et un empereur n’y est pas ; et un rien qu’on voit vaut mieux que quelque chose qu’on ne voit pas. Qu’en dites-vous ?
EUPHROSINE. – Arlequin, il semble que tu n’as pas le cœur mauvais.
ARLEQUIN. – Oh ! il ne s’en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton.
EUPHROSINE. – Respecte donc le malheur que j’éprouve.
ARLEQUIN. – Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui.
EUPHROSINE. – Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l’extrémité où je suis réduite ; et si tu n’as point d’égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t’attendrissent. Tu peux ici m’outrager autant que tu le voudras, je suis sans asile et sans défense, je n’ai que mon désespoir pour tout secours, j’ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l’état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n’ai pas la force de t’en dire davantage : je ne t’ai jamais fait de mal; n’ajoute rien à celui que je souffre.
Elle sort.
ARLEQUIN, abattu, les bras abaissés, et comme immobile. – J’ai perdu la parole.

Marivaux, L’île des esclaves

Introduction

Cette scène vient en contrepoint de la scène 6, encore un décalage, mais cette fois-ci, une comédie galante à l’intérieur de laquelle il existe un décalage de faits.

I. Le naturel d’Arlequin

A. Arlequin est maladroit

Arlequin a une maladresse verbale en même temps que le plaisir du jeu : dès le début il la tire par la manche ; il est à contre courant de ce qui se fait : « eh ! eh ! eh ». Les premières répliques sont lourdes avec une abondance d’exclamations qui sont presque des interrogations.
Jeu de valets : « m’entendez-vous un peu ? » ? Arlequin fait de l’humour qui ne va pas du tout avec la conversation galante qu’il veut entreprendre. « Ne mentez point » ? Arlequin donne un ordre en même temps qu’il insulte.
« vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus » ? il passe de son admiration à lui, un décalage qui fait rire. Il n’y a d’ailleurs aucun lien logique entre ses phrases. Il reste aux balbutiements : « ; » et « qu' » ? lourdeur.
Il y a une logique bouffonne : dans son discours de séducteur il est lui-même, a une logique du concret, ne croit qu’à ce qu’il voit. Arlequin est ici un personnage terre à terre.

B. Une sincérité chez Arlequin

Malgré cette maladresse verbale et ce plaisir du jeu il y a de la sincérité chez Arlequin, dans son naturel notamment. On voit ici un Arlequin presque émouvant tant il est sincère et désemparé. A la sixième réplique, il réalise qu’il a l’air stupide et en même temps il complexe. Il sait qu’elle le trouve nigaud et lui donne la cause : « C’est que » (= langage des valets = parce que) : il lui fait une déclaration abrupte. « Je ne sais comment vous le dire » : il est particulièrement sincère, lucide. Cela est étonnant car à la scène 6 il savait le faire : c’est parce qu’il ne joue plus, c’est la réalité à laquelle il doit faire face, et il est naturel : « je vous aime ». « Vous êtes si belle ! » en est la cause. « Il faut bien vous donner son cœur » en est la conséquence, subordonnée (manque de lien cause/conséquence). L’amour dépend ici de la beauté, et il n’y est pour rien de l’aimer. Vient ensuite le langage amoureux où l’on passe par des diminutifs : « petits ». La déclaration d’amour commence avec ce qu’il voit. « Si vous aviez la charité d’être si tendre si… » : Arlequin est dans l’imaginaire.
? Il s’agit de compliments qui ne révèlent d’aucune flatterie, que de la sincérité.

Transition : Arlequin se présente ici comme un valet heureux, fort de son pouvoir ; comme un valet qui parle un langage vrai (loin du langage des maître – pas de double sens), un langage simple qui dit tout de sa maladresse, ce qu’il éprouve. Il n’y a pas de sous-entendu, tout est dit.

II. La parole de Marivaux

Parole d’Euphrosine = parole de Marivaux.

A. Le dénouement se profile

On sent que le dénouement se profile, l’échange de conditions se tourne au comique. Une situation dont Arlequin profite, il multiplie les maladresses, ils sont l’un et l’autre dans un rôle d’emprunt (qui ne leur convient pas). Le jeu de sentiments d’Euphrosine n’est pas libre : elle n’a pas choisi, c’est Arlequin qui lui impose ce sentiment. C’est une piste sans issue ? il faut que le dénouement arrive car il y a un risque que tout se dégrade, et il est temps que les personnages soient libérés.
« J’ai perdu la parole » : le jeu est fini, toute la scène retombe.

B. Le dernier paragraphe d’Euphrosine

Euphrosine se montre comme un personnage fort et qui a de la hauteur. Sa première phrase est construite comme une maxime. Elle répète un mot important deux fois : « persécuté ». Elle montre à Arlequin que ce qu’il croit être le droit est en fait le droit du plus fort : « Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément » : elle lui dit de ne pas profiter, abuser de sa force passagère. Euphrosine reprend la parole en maîtresse non pas pour l’ordonner mais l’éveiller.
« si tu n’as point d’égard au rang que je tenais dans le monde » : on retrouve les termes du rang, de la naissance, de l’éducation.
« Je te prie » : un subjonctif de prière. Euphrosie en arrive à demander la pitié d’Arlequin. On est dans une situation où le maître supplie le valet non plus au nom du passé mais au nom de l’humanité. Nous sommes en présence d’un personnage qui atteint une réelle grandeur surtout quand elle se retire. Un cours d’humanité générale…
« n’ajoute rien à celui que je souffre » : parole de Marivaux. L’homme n’a pas à ajouter du mal au mal.
Le passage est fort, avec un arrière fond de pensée de Marivaux qui nous glisse discrètement des conduites.

Conclusion partielle

c’est une prise de position claire de Marivaux, une sagesse de vie. Il semble nous parler de la situation de force qui donne une situation de pouvoir, menant à une autorité totale ; et donnant donc toutes les possibilités d’abus, d’excès. Il n’y a que la seule humanité noble en nous qui puisse refuser le droit à l’excès.

Conclusion

Marivaux croit que le devoir d’humanité de chacun envers autrui est la meilleure protection de tous.

Le langage a une certaine puissance comique dans le dialogue avec Arlequin (permet que la scène ne soit pas trop lourde). Il n’enlève rien à la gravité de la scène mais rend les recommandations de Marivaux plus acceptables.

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