Racine, Iphigénie, Acte II, Scène 1
Introduction
Pièce de 1674 de Racine, dont la gloire est alors solidement établie. Dans l’acte I, on apprend qu’Agamemnon a décidé, sous la pression des dieux et d’Ulysse, de sacrifier sa fille. Iphigénie arrive au camp d’Aulis, accompagnée d’Eriphile, jeune fille qu’Achille a enlevée lors de sa conquête de Lesbos. Scène 1, II, 1ère scène où apparaît ce personnage inventé par Racine pour dénouer sa pièce. Scène qui constitue une surprise dans la mesure où Eriphile se révèle être amoureuse d’Achille, promis à Iphigénie (lecture). Tirade qui raconte la naissance de cet amour sur une tonalité tragique.
Comment le discours amoureux d’Eriphile fait d’elle un personnage tragique par excellence ?
I. La naissance de l’amour
Récit de l’enlèvement coïncidant avec la naissance de l’amour.
A. Le premier regard
Mis en relief par la brièveté de la phrase (v. 21) : effet de saisissement, de stupeur ; rythme qui oblige à un temps d’arrêt représentant bien la stupeur, le coup de foudre.
Mis en évidence par l’opposition dans le récit de cette naissance entre la fuite du regard jusqu’au vers 20, et le retournement :
• Achille désigné seulement par ses » mains « , son » bras » (vers 14, 16) = elle ne le voit pas encore ;
• Obscurité : « sans lumière » : accès progressif à la lumière dans un mouvement ascendant du regard qui aboutit à la vue d’Achille ( » cherchèrent la clarté », « me voyant « ) ;
• Fuite du regard : « craignais de rencontrer » (vers 18), « et toujours détournant ma vue » (vers 20) ;
• Dès lors qu’elle le voit : » aspect » aimable qui aboutit aux larmes : vers 24.
Détail de cette progression du regard qui met en relief le coup de foudre et le renversement dans les sentiments éprouvés par Eriphile.
B. Renversement du sentiment
De la haine à l’amour, perceptible dans les désignations d’Achille et dans l’évocation de la scène du rapt : « souvenir affreux « , « cruelles mains », « bras ensanglanté »: désigne par les métonymies Achille pour insister non seulement sur le fait qu’elle ne l’a pas encore vu, mais aussi sur la violence d’Achille : « vainqueur sauvage », « effroyable visage » (à la rime, renforce l’expression de la haine face à la barbarie du rapt).
« Son aspect n’avait rien de farouche » : un euphémisme + une lilote pour signifier qu’elle l’a trouvé beau, mais signe du refus d’appeler ses sentiments par leur vrai nom en raison de l’horreur éprouvée à aimer son ravisseur « aimable guide ».
C. Manifestation de l’amour
Comme toujours chez Racine, manifestation de l’ordre du sensible, du physique : le corps parle, en dépit de la volonté de l’être conscient : anaphore de « je sentis », suivie de compléments indiquant une transformation de l’être qui n’est que sensation en opposition avec la haine consciente initiale : manifestations du corps qui vont à l’encontre de la haine (« le reproche expirer dans ma bouche ») : perte de la maîtrise de soi.
+ « contre moi mon cœur se déclarer » : scission de l’être mise en évidence par antéposition de « contre moi » et allitération en (k) (renforce « contre »).
+ Perte de la maîtrise par » l’oubli de la colère « .
+ Négation restrictive : « ne sus que pleurer » : être qui se limite aux manifestations sensibles de l’émotion : témoigne du trouble d’Eriphile et du dépit éprouvé à se découvrir ainsi amoureuse de son ravisseur : dépit lié à l’amour, mis en évidence à la rime « déclarer/pleurer ». L’amour n’apporte pas la joie mais la douleur.
Expression lyrique de l’amour par l’anaphore des « je » pendant six vers (v. 21 à 26) qui culmine dans le vers conclusif : « je l’aimais à Lesbos, et le l’aime en Aulide » où répétition et parallélisme des constructions insistant sur la profondeur de l’amour + temps : durée du sentiment.
Naissance de l’amour exprimée dans un récit où les étapes progressives du sentiment révèlent la transformation de l’être qui n’est plus que sensation allant à l’encontre de la conscience d’Eriphile.
II. L’ironie tragique
Eriphile, personnage le plus tragique de la pièce, car accablée par le sort :
Victime de la violence,
Victime de l’amour,
Victime d’elle-même.
Ironie tragique car ses attentes sont toujours déjouées par le sort.
A. Le motif de la main
Dans la tirade, mention de la main d’Achille et de la main d’Iphigénie, c’est-à-dire des actions de ces deux personnages, qui, à chaque fois, sont vécues par Eriphile à l’inverse de ce qui devrait être logiquement :
– Main ensanglantée d’Achille : insistance sur sa violence, et pourtant aimée ;
– Au contraire « main » d’Iphigénie (vers 28), « prompte à (la) soulager » rimant avec « protéger » : insistance sur la bonté et l’aspect protecteur d’Iphigénie, mais la aussi retournement qui fait de cette « main » protectrice une victime de la jalousie d’Eriphile : « que pour m’armer contre elle », « traverser son bonheur ». Elle n’accepte son aide que pour la trahir.
Série de retournements significatifs de l’ironie tragique qui frappe ce personnage. Retournement qu’on retrouve dans le thème du ravissement.
B. Une éternelle victime : le thème du ravissement
Eriphile présentée toujours comme victime, d’abord d’une violence explicite le rapt d’Achille, puis de la violence de l’amour. Ravissement physique qui se prolonge dans le ravissement de l’amour :
– Dans le récit du rapt, position de victime mise en relief par l’expression de la passivité :
– Tournure passive du vers 13 : « par qui je fus ravie ». Double sens de « ravie » = rapt physique + annonce le rapt du cœur (réf. Britannicus » ravie d’une si belle vue « ) ;
– Verbe d’état et non d’action : « Je demeurai longtemps » (vers 14) ;
– Tournure passive du vers 16 : « me voyant presser d’un bras… » ;
– Désignation d’Achille connotant sa passivité et sa position de victime : « vainqueur « .
– Puis à partir du moment où l’amour se déclare : passivité encore, due cette fois à l’amour : passage de « me voyant presser… » à « Je sentis… ». Cette fois, l’opposant n’est plus tant Achille qu’elle-même « contre moi ».
– Aboutit à la résignation tant physique que sentimentale :
« Je me laissai conduire à cet aimable guide » : se résigne à le suivre + se résigne à l’aimer.
Chez Racine, amour qui est un ravissement au double sens du terme et qui a partie liée avec la violence.
C. La fatalité : le discours tragique
1. La fatalité
Ravissement tant physique que sentimental qui trouve son expression aussi dans l’allégation de la fatalité :
– « fatal amour » (vers 6) = fixé par le destin + qui cause la mort anticipe sur le dénouement sans le savoir : ironie tragique qui figure que le personnage prononce des paroles dont il ne maîtrise pas entièrement le sens ;
– Vers 9 : Eriphile victime du sort personnifié par le mot « joie » insiste de manière hyperbolique sur la cruauté du destin : rime « joie inhumaine »/ « haine » + idée de certitude « sans doute » (= au 17ème sans aucun doute) + « tous les traits » : là aussi, terme à connotation amoureuse par la référence implicite aux traits (flèches) de Cupidon : amour vécu comme une souffrance contre laquelle on ne peut rien.
2. L’illusion
Fatalité qui renforce la voix de l’ironie tragique dans la mesure où elle souligne les illusions dont se berce le personnage tragique : « Je me flattais sans cesse » (vers 1).
Illusion de croire que l’amour peut se taire : parole qui est un arrachement : « m’arrache ce discours » + « feintes douleurs dont je crus voir Achille » : semblant d’espoir malgré la dénégation « Je n’en accuse point » (espoir qui sera important puisque scène 4, Eriphile espérera qu’elle est aimée par Achille).
Eriphile victime de l’ironie tragique parfaite : toutes ses attentes sont déjouées par le sort qui la place dans une position de victime éternelle des autres, et d’elle-même (son amour, ses illusions).
Première scène où on voit Eriphile, et qui est programmatique de sa fin : = le vrai personnage tragique de la pièce car éternelle victime :
– D’une part la naissance de l’amour est évoquée à travers une série de renversements de sentiments qui aboutissement à un désaccord entre l’être et le corps,
– D’autre part Eriphile est victime de l’ironie tragique dans la mesure où son sort la maintient dans une position passive par rapport à chaque événement de sa vie.
Ironie tragique à son comble dans le dénouement de la pièce, lorsqu’on apprendra que c’est elle qui est réclamée en fait par les dieux.