Sartre, Les Mains Sales, Sixième Tableau, Scène 2
Texte étudié
Dans cet extrait Hoederer qui se doute de la raison pour laquelle on lui a envoyé Hugo, le met au défi.
HOEDERER
De toute façon, tu ne pourrais pas faire un tueur. C’est une affaire de vocation.
HUGO
N’importe qui peut tuer si le Parti le commande.
HOEDERER
Si le Parti te commandait de danser sur une corde raide. tu crois que tu pourrais y arriver? On est tueur de naissance. Toi, tu réfléchis trop tu ne pourrais pas.
HUGO
Je pourrais si je l’avais décidé.
HOEDERER
Tu pourrais me descendre froidement d’une balle entre les deux yeux parce que je ne suis pas de ton ~ avis sur la politique?
HUGO
Oui, Si je l’avais décidé ou si le Parti me l’avait commandé.
HOEDERER
Tu m’étonnes. (Hugo va pour plonger la main dans sa poche mais Hoederer la lui saisit et l’élève légèrement au-dessus de la table.) Suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette…
HUGO
Lâchez ma main
HOEDERER, sans le lâcher.
Suppose que je sois devant toi, exactement (comme je suis et que tu me vises…
HUGO
Lâchez moi et travaillons.
HOEDERER
Tu me regardes et au moment de tirer, voilà que tu penses » Si c’était lui qui avait raison? » Tu te rends compte?
HUGO
Je n’y penserais pas. Je ne penserais à rien d’autre qu’à tuer.
HOEDERER
Tu y penserais un intellectuel, il faut que ça pense. Avant même de presser sur la gâchette tu aurais déjà vu toutes les conséquences possibles de ton acte tout le travail d’une vie en ruine, une politique flanquée par terre, personne pour me remplacer, le Parti condamné peut-être à ne jamais prendre le pouvoir…
HUGO
Je vous dis que je n’y penserais pas!
HOEDERER
Tu ne pourrais pas t’en empêcher. Et ça vaudrait mieux parce que, tel que tu es fait, si tu n’y pensais pas avant, tu n’aurais pas trop de toute ta vie pour y penser après. (Un temps.) Quelle rage avez-vous tous de jouer aux tueurs? Ce sont des types sans imagination . ça leur est égal de donner la mort parce qu’ils n’ont aucune idée de ce que c’est que la vie. Je préfère les gens qui ont peur de la mort des autres c’est la preuve qu’ils savent vivre.
HUGO
Je ne suis pas fait pour vivre, je ne sais pas ce que c’est que la vie et je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis de trop, je n’ai pas ma place et je gêne tout le monde; personne ne m’aime, personne ne me fait confiance.
HOEDERER
Moi, je te fais confiance.
HUGO
Vous?
HOEDERER
Bien sûr. Tu es un môme qui a de la peine à passer à l’âge d’homme mais tu feras un homme très acceptable si quelqu’un te facilite le passage.Si j’échappe à leurs pétards et à leurs bombes, je te garderai près de moi et je t’aiderai.
HUGO
Pourquoi me le dire? Pourquoi me le dise aujourd’hui?
HOEDERER, le lâchant.
Simplement pour te prouver qu’on ne peut pas buter un homme de sang-froid à moins d’être un spécialiste.
HUGO
Si je l’ai décidé, je dois pouvoir le faire. (Comme à lui-même, avec une sorte de désespoir.) Je dois pouvoir le faire.
HOEDERER
Tu pourrais me tuer pendant que je te regarde? (Ils se regardent. Hoederer se détache de la table et recule d’un t’as.) Les vrais tueurs ne soupçonnent même pas ce qui se passe dans les têtes. Toi, tu le sais pourrais-tu supporter ce qui se passerait dans la mienne si je te voyais me viser? (Un temps. il le regarde toujours.) Veux-tu du café? (Hugo ne répond pas.) Il est prêt; je vais t’en donner une tasse. (Il tourne le dos à Hugo et verse du café dans une tasse. Hugo se lève et met la main dans la poche qui contient le revolver. On voit qu’il lutte contre lui-même. Au bout d’un moment, Hoederer se retourne et revient tranquillement vers I-lu go en portant une tasse pleine. Il la lui tend.) Prends. (Hugo prend la tasse.) A présent donne-moi ton revolver. Allons, donne-le tu vois bien que je t’ai laissé ta chance et que tu n’en as pas profité. (Il plonge la main dans la poche de Hugo et la ressort avec le revolver.) Mais c’est un joujou!
Il va à son bureau et jette le revolver dessus.
HUGO
Je vous hais.
Hoederer revient vers lui.
HOEDERER
Mais non, tu ne me hais pas. Quelle raison aurais tu de me haïr?
HUGO
Vous me prenez pour un lâche.
HOEDERER
Pourquoi? Tu ne sais pas tuer mais ça n’est pas une raison pour que tu ne saches pas mourir. Au contraire.
HUGO
J’avais le doigt sur la gâchette.
HOEDERER
Oui.
HUGO
Et je…
Geste d’impuissance.
HOEDERER
Oui. Je te l’ai dit c’est plus dur qu’on ne pense.
HUGO
Je savais que vous me tourniez le dos exprès. C’est pour ça que…
HOEDERER
Oh! de toute façon…
HUGO
Je ne suis pas un traître!
HOEDERER
Qui te parle de ça? La trahison aussi, c’est une affaire de vocation.
HUGO
Eux, ils penseront que je suis un traître parce que je n’ai pas fait ce qu’ils m’avaient chargé de faire.
HOEDERER
Qui, eux? (Silence.) C’est Louis qui t’a envoyé? (Silence.) Tu ne veux rien dire c’est régulier. (Un temps.) Écoute ton sort est lié au mien. Depuis hier, j’ai des atouts dans mon jeu et je vais essayer de sauver nos deux peaux ensemble. Demain j’irai à la ville et je parlerai à Louis. Il est coriace mais je le suis aussi. Avec tes copains, ça s’arrangera. Le plus difficile, c’est de t’arranger avec toi-même.
HUGO
Difficile? Ça sera vite fait. Vous n’avez qu’à me rendre le revolver.
Introduction
L’action se situe pendant la Seconde Guerre mondiale dans un pays imaginaire d’Europe de l’Est. Sartre utilise le contexte politique de l’époque, la Guerre froide, et des dilemmes qui se posent à certains partis communistes européens qui hésitent entre l’alliance avec d’autres partis plus modérés ou la lutte solitaire pour le pouvoir.
Hoederer est un des dirigeants du parti et est partisan d’une alliance. Les autres le considèrent comme un traître et veulent le supprimer. Hugo, jeune intellectuel intransigeant, qui a adhéré au parti par idéal alors qu’il est issu d’un milieu bourgeois, est chargé de l’assassinat. Il est pris entre sa mission et une certaine admiration pour Hoederer.
Dans cette scène, Hoederer semble avoir compris les intentions de son secrétaire et cherche à le dissuader d’agir. C’est donc un dialogue à très nette orientation argumentative : il s’agit pour Hoederer de « sauver sa peau ».
I. Un dialogue argumentatif
Affrontement théâtral : Hoederer a sans doute compris ce que Hugo préparait (voir didascalie lignes 11/12 où Hoederer anticipe le geste de Hugo comme s’il voulait prendre son arme dans sa poche).
A. Quelle stratégie ? Quels arguments ?
C’est le côté intellectuel de Hugo qui constitue l’argument de fond de Hoederer : on trouve le verbe « réfléchir », le verbe « penser » 5 fois en 11 lignes seulement. Pour Hoederer, l’intellectuel est un penseur, et cela l’éloigne de l’action : d’une part parce qu’il réfléchit avant au lieu d’agir, et d’autre part parce qu’il se projette à la place de sa victime et réfléchit aux conséquences de son acte (voir l’insistance de l’adjectif « toutes » à la ligne 23). Les deux adverbes « avant » et « après » sont en italique dans le texte, ce qui montre que l’acteur doit particulièrement accentuer ces mots.
Hoederer en profite pour dresser un tableau négatif des conséquences possibles de l’acte : « en ruine », « flanquée par terre », « personne », « condamné » : conséquences privées, mais aussi conséquences politiques pour le parti, ce qui est particulièrement habile.
Hoederer se sert donc du thème du remords, avec une hyperbole : « toute ta vie pour le regretter ».
L’argument est doublé par l’opposition entre Hugo et un tueur. Les tueurs sont identifiés par Hoederer comme le contraire même des intellectuels : l’insistance sur la pensée des intellectuels s’oppose ici à l’absence radicale de la pensée, qui est soulignée (« ce sont des types sans imagination »), qui empêche tout remords (« ils n’ont aucune idée de ce qu’est la vie »).
L’habileté de l’argumentation consiste à dévaloriser les tueurs (réduits au pronom indéfini « on », à l’expression « des types ») et à mettre en valeur la singularité, la différence d’Hugo (soulignée par le pronom tonique « toi, tu … »).
Hoederer dévalorise aussi l’acte de tuer, assimilé à une « rage », c’est-à-dire à une maladie et à une apparence d’acte avec le verbe « jouer à » : le tueur est donc un irresponsable, un enfant ou un animal (alors que Hugo y voit quelque chose de prestigieux, par opposition à sa vie terne d’intellectuel).
B. Les ressources du langage.
Le recours au conditionnel, qui réduit le projet de Hugo à un jeu irréel. Hoederer utilise aussi la forme « suppose que », encore plus explicite, 2 fois, aux lignes 12 et 15.
Alors qu’il fait un geste pour empêcher Hugo de prendre son arme (ce qui rend le danger visible aux yeux du spectateur), il multiplie les détails concrets avec « suppose que cette main tienne une arme et que ce doigt-là soit posé sur la gâchette » : c’est une provocation, mais c’est aussi une manière d’immobiliser Hugo, en lui révélant que ses intentions sont découvertes (passage à ce moment là au présent de l’indicatif, qui actualise la scène).
Il pousse la manœuvre encore plus loin, en se projetant dans le personnage d’Hugo. Mais c’est une autre manière de l’immobiliser, en lui donnant l’image de ses remords. La question finale, « tu te rends compte ? » est une question rhétorique qui oblige Hugo à prendre conscience de la gravité de son acte.
La dernière phrase d’Hoederer est particulièrement habile : il commence par une proposition conditionnelle (« si j’échappe à leurs pétards et à leurs bombes ») qui le met dans une position de victime. Il poursuit avec une principale au futur, ce qui établit une certitude de l’aide qu’il pourra apporter à Hugo. Le mode indicatif affirme la réalité de l’avenir.
Transition : Le dialogue est par conséquent dominé par Hoederer.
II. Un dialogue déséquilibré qui devient un affrontement père/fils
A. Le dialogue est à l’avantage d’Hoederer.
Il entame et clôt l’extrait, et ses répliques sont systématiquement plus longues que celles de Hugo, qui se contente de répondre, en reprenant ses idées ou même des mots de la même famille : « tueur » ? « tuer » ; « tu ne pourrais pas » ? « je pourrais ».
Il tutoie Hugo, tandis que Hugo le vouvoie : c’est une référence à sa supériorité à la fois d’âge et de position hiérarchique dans le parti. Par ailleurs, le tutoiement est de rigueur dans les partis communistes, et l’impossibilité de Hugo à le faire montre qu’il ne peut pas renier ses origines bourgeoises.
Peut-être ce tutoiement est-il aussi une marque d’affection à l’égard de Hugo ? En tout cas, l’infantilisme de Hugo lui donne un rôle de père : « tu est un môme » et l’amène à proposer sa protection : « je te garderai près de moi et je t’aiderai ». A moins que ce ne soit de la stratégie, « moi je te fais confiance » s’entendant alors comme une manière d’apprivoiser son assassin en jouant sur l’affectif.
B. L’infantilisme de Hugo.
Les réponses de Hugo sont fondées sur l’obéissance au parti, et l’obéissance le met dans une position infantile. Ses réponses sont d’ailleurs des sentences qui ont l’air apprises, « n’importe qui peut tuer si le parti le commande ». Du coup, son obstination à répéter qu’il peut tuer ressemble à une leçon abstraite apprise par coeur, dont il a besoin de se convaincre lui-même.
De manière logique, sa longue réplique montre qu’il est prêt à tuer non par idéal politique, mais par dégoût de lui-même : voir les formes négatives, « je ne suis pas fait », « je ne sais pas », « je n’ai pas besoin », « je n’ai pas ma place », « personne ne » (deux fois).
Il se sent mail aimé et incompris : « je suis de trop, je n’ai pas ma place et je gêne tout le monde », phrase négative reprise de manière redondante avec « et surtout personne ne m’aime et personne ne me fait confiance » (il a l’air d’un enfant qui boude).
Conclusion
Cette scène montre les rapports complexes entre Hugo et Hoederer.
Commentaire de la photo présente dans le manuel : Position dominante de l’acteur qui joue Hoederer, debout alors que Hugo est assis, les poings sur la table (manifestation de la force physique et morale).