Shakespeare, Roméo et Juliette, Acte III, Scène 1
Texte étudié
Extrait 4 : le nœud de l’action
Roméo. – Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes… Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : Tybalt ! Mercutio ! Le Prince a expressément interdit les rixes dans les rues de Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! (Roméo étend son épée entre les combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et s’enfuit avec ses partisans.)
Mercutio. – Je suis blessé… Malédiction sur les deux maisons ! Je suis expédié… Il est parti ! Est-ce qu’il n’a rien ? (Il chancelle.)
Benvolio, soutenant Mercutio. – Quoi, es-tu blessé ?
Mercutio. – Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c’est bien suffisant… Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien. (Le page sort.)
Roméo. – Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.
Mercutio. – Non, elle n’est pas aussi profonde qu’un puits, ni aussi large qu’une porte d’église ; mais elle est suffisante, elle peut compter : demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j’aurai la gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce bas monde… Malédiction sur vos deux maisons !… Moi, un homme, être égratigné à mort par un chien, un rat, une souris, un chat ! par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle d’arithmétique ! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre nous ? J’ai reçu le coup par-dessous votre bras.
Roméo. – J’ai cru faire pour le mieux.
Mercutio. – Aide-moi jusqu’à une maison, Benvolio, ou je vais défaillir… Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la viande à vermine… Oh ! j’ai reçu mon affaire, et bien à fond… Vos maisons ! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)
Roméo, seul. – Donc un bon gentilhomme, le proche parent du Prince, mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l’outrage déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une heure est mon cousin !… Ô ma douce Juliette, ta beauté m’a efféminé ; elle a amolli la trempe d’acier de ma valeur
Rentre Benvolio.
Benvolio. – Ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort. Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.
Roméo. – Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il commence le malheur, d’autres doivent l’achever.
Rentre Tybalt.
Benvolio. – Voici le furieux Tybalt qui revient.
Roméo. -Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel, circonspecte indulgence, et toi, furie à l’œil de flamme, sois mon guide maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d’infâme que tu m’as donné tout à l’heure : l’âme de Mercutio n’a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou tous deux, nous allions le rejoindre.
Tybalt. – Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas : c’est toi qui partiras d’ici avec lui.
Roméo, mettant l’épée à la main. – Voici qui en décidera. (Ils se battent. Tybalt tombe.)
Benvolio. – Fuis, Roméo, va-t’en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt est tué… Ne reste pas là stupéfait. Le Prince va te condamner à mort, si tu es pris… Hors d’ici ! va-t’en ! fuis !
Roméo. – Oh ! je suis le bouffon de la fortune !
Benvolio. – Qu’attends-tu donc ? (Roméo s’enfuit.) Entre une foule de citoyens armés.
Introduction
Poète et dramaturge, William Shakespeare (1564-1616) nous a laissé une œuvre immense qui fait toujours l’émerveillement d’un public innombrable. Sa pièce la plus célèbre est sans doute Roméo et Juliette où il élève l’histoire des amants de Vérone au rang du mythe.
Au début de la scène, il faut imaginer Roméo radieux, revenant de la cellule de frère Laurent où il a pris congé de sa toute nouvelle épouse et comptant avec impatience les heures qui le séparent de la nuit bienheureuse où il la rejoindra. Rien d’étonnant à ce qu’il se sente pleine de charité et de bienveillance à l’égard de l’humanité entière, fut-elle querelleuse et provocante. Roméo se présente comme un défenseur de la paix à tout prix, même si son respect scrupuleux des ordres du prince a en réalité des raisons moins immédiatement civiques qu’il ne le prétend.
Cet extrait constitue le nœud de l’action. La pièce bascule dans un avenir de plus en plus dramatique. Le meurtre de Tybalt compromet l’avenir des deux amants. Ce passage est déterminant puisqu’en vengeant son ami Mercutio, Roméo tue Tybalt et sera condamné à l’exil par le Prince.
I. L’attitude de Roméo
1. La nécessité de garder le secret
Obligé de garder le secret sur son alliance avec les Capulet détestés, son esquive, vis-à-vis de Tybalt, est pleine d’ironie.
Elle ne fait qu’enflammer la fureur de son adversaire, qui se sent raillé par cette courtoisie apparemment exagérée.
Roméo lui-même est partagé entre deux codes : celui de l’honneur, qui interdit qu’il se laisse insulter sans réagir ; et celui de l’amour qui lui défend de porter la main sur le cousin de son épouse Juliette.
Souffrant de l’ambiguïté de son attitude, craignant qu’elle ne puisse être mal interprétée (et qui sait, peut-être par Juliette même), il ne sait pas garder la tête froide très longtemps.
Ses premières réponses dilatoires ont eu pour effet d’exaspérer Tybalt, et les reproches de Mercutio, la blessure et le mort de celui-ci le poussent à tirer l’épée pour provoquer précisément le drame qu’il voulait éviter.
2. Un dilemme cornélien
Roméo se retrouve dans une situation à peu près analogue à celle de Rodrigue dans Le Cid : il est à peu près contraint par les circonstances de tuer le cousin de Juliette (on pourrait d’ailleurs remarquer qu’un cousin, même bien-aimé, est moins important qu’un père, ce que confirmera d’ailleurs la réaction de Juliette à la scène suivante).
Roméo se doit de relancer la vendetta dont il souhaite plus que jamais la fin ; s’il ne le fait pas, il sera fatalement considéré comme un lâche par son entourage, y compris, de son point de vue, par Juliette.
Sa réaction est celle d’un très jeune homme qui n’est pas sûr de son statut et de la légitimité de ses choix.
Il a d’abord encouru de gaieté de cœur l’accusation de lâcheté de Tybalt, en cherchant à se tirer d’affaire par une pirouette verbale – au vrai, on a un peu l’impression à ce stade de la pièce que Roméo, « que l’on n’a jamais vu les armes à la main », est plus doué pour jouer avec les mots et composer des poèmes que pour se battre.
3. L’immaturité de Roméo
Mais quand cette insulte lui est retournée, réfléchie en quelques sorte par Mercutio, et quand ce même Mercutio reçoit la blessure qui lui était destinée sur le plan symbolique, Roméo n’a pas assez de maturité, ou de conscience de sa vraie valeur, pour résister plus longtemps.
Sa crainte, naïve et égoïste comme celle d’un enfant qu’il n’a pas vraiment cessé d’être, établit un lien entre l’amour et la lâcheté : « Ô douce Juliette/ Ta beauté a donc fait de moi un efféminé […] ».
Comme elles le feront encore un siècle plus tard, la passion amoureuse et la vaillance vont de pair : l’amour qui rend lâche n’est pas le vrai amour.
Une conception trop rigide du rapport qu’entretiennent l’honneur et l’amour pousse Roméo à commettre l’irréparable.
II. Mercutio, le mauvais génie
1. Un catalyseur
Mercutio joue dans cette scène le rôle de catalyseur, et le paie d’ailleurs de sa vie.
Dès l’ouverte de l’acte, le spectateur partage le malaise de Benvolio, qui discerne chez son compagnon l’envie toute simple d’ « en découdre ».
Conformément à ce dont il accuse plaisamment son ami, Mercutio est en ville précisément parce que les Capulet y sont et qu’il a envie de se battre : on se rappelle son intérêt, le matin, pour le défi lancé par Tybalt à Roméo.
Bien loin de souhaiter le respect des ordres du prince et la paix entre les deux partis, il fait partie de cette jeunesse turbulente pour laquelle la vendetta entre Capulet et Montaigu est pain béni, parce qu’elle procure des occasions sans nombre de duels et de rixes.
2. L’incompréhension
De même, Mercutio est incapable de comprendre la sagesse supérieure d’un Roméo : celui qui refuse de se battre, pour lui, est nécessairement un lâche.
En dépit de ses railleries à propos de Rosaline, il n’a pas seulement de l’amitié mais de l’estime pour Roméo – c’est d’ailleurs pour cela qu’il prend parti dans cette affaire pour les Montaigu, alors qu’il ne leur est pas apparenté : il s’attend, non sans impatience, à ce que Roméo fasse payer cher ses insultes à Tybalt, et soit victorieux dans le duel.
3. L’indignation
L’esquive de celui qu’il admire le met dans un état d’indignation indescriptible, et il s’élance au combat à la fois pour le pur plaisir de se battre, pour faire honte à Roméo de sa faiblesse, et pour laver l’honneur de son ami dans le sang.
La sagesse ne lui vient que trop tard, quand, conscient d’être mortellement atteint, il maudit non pas sa propre folie, mais la vendetta entre Capulet et Montaigu, avec l’exclamation répétée deux fois : « La peste soit sur vos deux maisons ! ».
Il reste d’ailleurs jusqu’au bout le brillant causeur qui se plaît à manier la pointe verbale aussi bien que l’épée, comme en témoignent ses remarques ironiques sur la taille de sa blessure.
Mais il est responsable, non seulement se sa propre mort, et de celle de Tybalt qui va suivre, mais encore du déclenchement de ma « machine infernale » de la tragédie.
Conclusion
Ce passage est capital dans l’économie de la pièce puisqu’il marque le coup du destin.
Deux temps forts vont accélérer le déclenchement de la tragédie : le meurtre de Mercutio par Tybalt va inciter Roméo à tuer Tybalt pour venger son ami Mercutio.
A travers l’analyse psychologique de Roméo, nous comprenons mieux comment le héros se laisse aller jusqu’au meurtre.
A la fin de cette scène, le Prince courroucé se prépare à sévir. Il ne manifeste aucune émotion et se comporte en juge dont on a bafoué les ordres. Mais il éprouve aussi un certain attachement pour Roméo, il se montre indulgent en le condamnant à l’exil alors qu’il devrait être condamné à mort.
Ce passage fait donc rebondir l’action et permet d’anticiper sur la fin tragique de ce couple mythique.