Hugo, Les Feuilles d’Automne, Le soleil s’est couché…
Texte étudié
(écrit en avril 1829)
Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ;
Demain viendra l’orage, et le soir, et la nuit ;
Puis l’aube, et ses clartés de vapeurs obstruées ;
Puis les nuits, puis les jours, pas du temps qui fuit !
Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule
Sur la face des mers, sur la face des monts,
Sur les fleuves d’argent, sur les forêts où roule
Comme un hymne confus des morts que nous aimons.
Et la face des eaux, et le front des montagnes,
Ridés et non vieillis, et les bois toujours verts
S’iront rajeunissant ; le fleuve des campagnes
Prendra sans cesse aux monts le flot qu’il donne aux mers.
Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête,
Je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux,
Je m’en irai bientôt, au milieu de la fête,
Sans que rien manque au monde, immense et radieux !
Hugo, Les Feuilles d’Automne, Livre XXXV
« Soleils couchants », VI, 1831.
Introduction
Ce poème est tiré du recueil de Victor Hugo « Les Feuilles d’Automne« .
Dans la préface Victor Hugo explique que cette œuvre est « des vers de l’intérieur de l’âme. C’est un regard mélancolique jeté sur ce qui est, surtout ce qui a été ».
C’est un recueil d’inspiration lyrique ; les thèmes dominants sont le temps et le caractère éphémère de la vie humaine.
Ici il s’agit d’un extrait de l’ensemble « Soleils couchants » dans lequel dominent les thèmes du crépuscule et des rêveries inhérentes.
Le poète visionnaire montre le mouvement perpétuel du temps.
I. Le temps
A. Enchaînements chronologiques
Dans le premier quatrain on trouve trois adverbes de temps en début des vers 2, 3 et 4. On note aussi l’anaphore de « puis » au vers 4.
C’est la même chose dans les quatrains 3 et 4 avec les adverbes « sans cesse », « bientôt » pour montrer la continuité de la progression ; la proximité du « bientôt » indique l’imminence de la mort.
B. Le lexique
Les verbes du passage « viendra », « s’enfuit », « passeront » répété à la césure, en chiasme sonore ; « je passe » et « je m’en irai » marquent une idée d’évolution.
On remarque une suite de noms : ce soir, demain, le soir, l’aube, les nuits, les jours : cette succession fait apparaître l’alternance ombre/lumière, chère à Hugo (cf. Les Rayons et les Ombres).
La répétition du temps est mise en valeur par la place des mots « soir » au même endroit dans les vers 1 et 2 et par l’élargissement dans le passage de « ce » à « les » (vers 1 et vers 4).
Le rythme des vers 2 et 4 qui est 6/3/3 puis 3/3/6 montre que le temps progresse et se répète (voir aussi « chaque jour » au vers 13).
Le temps est à la fois éphémère et permanent.
C. Le temps des verbes
Le passé composé du vers 1 indique une action passée, accomplie, irrémédiable.
Le futur dans les vers 2, 5, 11, 12 et 15 est utilisé pour des verbes évoquant le passage, la certitude de la fuite à venir du temps.
On note l’opposition au vers 11 entre « s’ iront » qui marque la progression et « rajeunissant » pour la permanence ; cette permanence est aussi retrouvée dans les verbes au présent : « s’enfuit » (vers 4), « aimons » (vers 8), « roule » (vers 7), « donne » (vers 12) qui démontrent que certaines actions sont éternelles.
II. La nature
Hugo s’appuie sur elle pour réfléchir sur le temps.
Elle est personnifiée et permanente.
A. Personnification
Les verbes des vers 1, 2, 5 et 12 ; les métaphores « les pas » (vers 4), « la foule » (vers 5), « face » (2 fois dans le vers 6 et le vers 9) ; les mots tels que « front » et « ridés » (vers 9 et 10) sont utilisés ici pour montrer que la nature et l’homme se ressemblent (idée romantique). Mais le temps n’a pas le même effet sur l’une et sur l’autre.
B. La nature échappe au temps
La troisième strophe met en évidence l’idée de renouvellement avec les mots « et non vieillis », « toujours verts », « rajeunissant » et « prendra sans cesse », tous mis en valeur à la césure.
On note aussi la connotation de « fleuve » (vers 11) qui coule toujours.
La nature se renouvelle, elle, et elle le fait dans la joie : toute la strophe 4 en est illuminée : « soleil joyeux » (vers 14), « la fête » (vers 15), « au monde, immense et radieux ! » (vers 16). On remarque la force et la joie de l’exclamation du vers 16, de même que les mots « joyeux » et « radieux » mis en valeur et également la plénitude de l’allitération en [m] du vers 16.
La nature est éternellement jeune et heureuse.
III. La condition humaine
A. Le poète
Les mots tels que « ce soir » (vers 1) ou « demain » (vers 2) appartiennent au discours et sont les marques du locuteur, du poète qui apparaît très vite perdu dans l’immensité de la nature : mers, monts, fleuves, eaux, montagnes, bois, campagnes, tout cela au pluriel.
Il y a une opposition énorme entre le poète isolé et l’immensité de la nature : « Mais moi » (vers 13) avec l’allitération en [m] et la coupe forte, et aussi le « je passe », « je m’en irai » en parallèle en début de vers successifs.
B. Le tragique
Il est mis en valeur par le contraste avec la nature.
Pour l’homme le temps entraîne le déclin inéluctable : « courbant plus bas » (vers 13), le contraste de « refroidi sous ce soleil joyeux » (vers 14) et l’euphémisme douloureux de « je m’en irai » au vers 15.
La mort est d’ailleurs déjà évoquée au vers 8 : celle de ceux qui nous ont précédés et que pourtant « nous aimons » (vers 8, de plus le verbe est au présent) toujours. Cette évocation rend la souffrance insupportable voire tragique.
Le crépuscule du vers 1 prend son sens symbolique : le soir de la vie.
Pourtant Victor Hugo n’a pas encore 30 ans et il vivra plus de 80 ans. Ce poème n’évoque pas une expérience personnelle mais une réflexion générale sur le tragique de la condition humaine.
C. La tonalité lyrique, mélancolique
Elle est exprimée de plusieurs façons. Tout d’abord par l’emploi de la première personne, mais également la mélancolie du verbe « passer » (3 occurrences).
Il y a aussi l’opposition amère de la fin du poème : la joie éternelle de la nature en opposition avec la tragique nécessité de mourir pour l’homme et le premier hémistiche du vers 16.
On note l’allitération en [f] aux vers 6 et 7 et celle en [m] au vers 8 qui marquent la douceur ; l’assonance en [yi] au vers 4 aiguë et douloureuse.
Les balancements, les rythmes des vers 2, 4, 5, 6, 7, 9, 10 et 11 mettent en avant une régularité triste ; la reprise de « et le » et « et les » (vers 2, 3, 9 et 10) indiquent un ralentissement, peut-être une pesanteur ou même une résignation.
Cette tonalité lyrique se retrouve aussi dans les thèmes développés : le temps, la nature ou la condition humaine mais aussi dans le titre du poème : « Le soleil s’est couché ce soir dans les nuées ».
Conclusion
Ce thème est un thème fréquent chez les poètes (voir Ronsard).
Ce poème est très hugolien avec le contraste de l’homme perdu, fragile et solitaire avec la nature immense.
C’est un poème romantique de par l’importance de la relation entre l’homme et la nature et de par la réflexion sur le temps et le tragique de la condition humaine.
C’est également un poème empli de lyrisme romantique : l’homme est éphémère mais il le sait : sensibilité et capacité d’analyse, d’où sa plainte élégiaque et d’où sa poésie.