Voltaire, Dictionnaire philosophique, Guerre
Texte étudié
Voltaire, « Guerre », Dictionnaire philosophique, 1764.
Un généalogiste prouve à un prince qu’il descend en droite ligne d’un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d’apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu’elle ne le connaît pas, qu’elle n’a nulle envie d’être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d’hommes qui n’ont rien à perdre ; il les habille d’un gros drap bleu à cent dix sous l’aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n’en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu’on va se battre, et qu’il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s’ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s’acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s’agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s’unissant et s’attaquant tour à tour ; toutes d’accord en seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c’est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d’aller exterminer son prochain.
Introduction
Les philosophes des Lumières ont mené leur combat contre tout ce qui peut s’opposer au progrès et au bonheur des hommes en portant atteinte à leur liberté physique, intellectuelle , ou morale. En 1764, Voltaire préfère aux lourds volumes de l’Encyclopédie le format du Dictionnaire philosophique portatif, une arme plus adaptée aux besoins du lecteur pressé. L’article Guerre qui s’inscrit dans le combat des Lumières, à la fois par les moyens très « personnels » utilisés par Voltaire pour convaincre son lecteur et par les cibles de ses attaques. C’est un vrai conte philosophique qui n’est pas sans rappeler le chapitre 3 de Candide et où derrière la fantaisie du récit, l’humour et l’ironie, le lecteur n’aura pas de peine à comprendre les condamnations du philosophe des Lumières.
I. La fantaisie et l’ironie d’un conte philosophique
1.1. Les éléments obligés d’un conte
Cette ouverture de l’article Guerre peut se lire au premier degré comme un conte.
Tout commence, comme Candide, dans la fine fleur de l’aristocratie parmi « princes » et « comte ». Les héros, les lieux, l’époque ne sont guère précisés … (« un généalogiste », « un prince », « une maison », « une province » ) : un titre mais pas de nom ! il ne serait pourtant pas difficile, au hasard des livres d’histoire, de lui trouver de proches parents bien réels !. L’action ne démarre pas immédiatement, le temps – fort bref – pour le Prince de se laisser facilement convaincre par « un généalogiste » et de solliciter l’avis complaisant du « conseil », sans écouter les principaux intéressés, les habitants de « cette province » que le Prince s’apprête à annexer. L’affaire alors s’emballe « incontinent » jusqu’à l’embrasement de toute une région.
La composition même du récit – un émiettement de brefs paragraphes juxtaposés sans le moindre connecteur logique- reproduit cet engrenage qui, à partir d’une anecdote banale, aboutit à un déchaînement de violence « infernale ».
1.2. Le recours à l’ironie
Parler avec sérieux de ce qui est dérisoire et avec légèreté de ce qui est grave, dire le contraire de ce qu’on pense pour faire comprendre son véritable point de vue, voilà la marque de l’ironie voltairienne : c’est ainsi que Voltaire transforme les situations, les choses et les êtres.
1.2.1. Approximations et périphrases
Dès les premières lignes, Voltaire dénonce ironiquement l’absurdité – ou la fausseté – des prétentions de ce prince sur « cette province ».Les affirmations catégoriques du généalogiste ( « prouve », « en droite ligne » ) se perdent progressivement dans des niveaux de parenté de plus en plus « éloignés », la disparition bien commode de tout témoin digne de foi, les dates approximatives (« trois ou quatre cents ans ») et l’éloignement dans l’espace ( « quelques centaines de lieues »).
Les périphrases permettent ce déguisement transparent de la réalité : les « mercenaires » recrutés par le Prince deviennent des « hommes qui n’ont rien à perdre », leur uniforme « un gros drap bleu […] aune » et leur entraînement consiste en une parade de pantins qui mécaniquement, tournent « à droite à gauche ». On ne parle pas ici de « guerre », ou d’« armée ». Il s’agit d’une rumeur ( « entendent parler », « entendent dire ») qui, comme une maladie contagieuse, se propage de bouche à oreille, du « généalogiste » au « prince », puis à d’ « autres princes », enfin à des « multitudes » sans que personne ne se soucie d’en vérifier la vérité ou la légitimité.
1.2.2. Antiphrases et véritable indignation
Les opérations militaires apparaissent, par antiphrase, comme un jeu : c’est une « équipée », une « partie ”, presque l’activité pacifique de « bandes de moissonneurs », à une différence près : ces mercenaires se préparent à saccager le pays et ses récoltes… Le jeu des alliances qui se font et de défont devient, dans une phrase allègre, un ballet bien rythmée où chacun, au gré des figures, change de partenaire ( « tantôt […] cinq »). On oublierait presque qu’il y va de la vie de « multitudes » si Voltaire, parfois, ne rappelait les horreurs de la guerre. Ces Princes et leurs troupes sont aussi « meurtriers » que les plus terribles chefs barbares de sinistre mémoire « Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet ». Leurs crimes, évoqués par quelques expressions brutales et pleinement justifiées (« s’acharnent », « le plus de mal possible »), leur mépris de toute valeur chrétienne (« exterminer son prochain ») suscitent le commentaire faussement admiratif de Voltaire : « le merveilleux de cette entreprise infernale »…
2. Un réquisitoire au service du combat des Lumières
Derrière l’ironie et la fantaisie de ce début d’article de dictionnaire déguisé en conte parodique, Voltaire s’attaque une fois encore aux cibles habituelles du combat des Lumières.
2.1. La condamnation de la guerre
Voltaire n’avait pas la fibre militaire et n’éprouvait guère d’admiration pour les soldats, cette « partie du genre humain consacrée à l’héroïsme » (Candide). Rien de plus étranger à son indépendance d’esprit, à son besoin de liberté, que la discipline militaire et les valeurs morales dont elle déguise ses horreurs pour « s’égorger loyalement ». La guerre est malheureusement une réalité de toutes les époques mais la description qu’en donne ici Voltaire est manifestement inspirée par la Guerre de sept ans qui, au moment où il écrit le Dictionnaire philosophique venait à peine de se terminer : elle avait impliqué l’ensemble des pays européens dans un système d’alliances aussi complexe que fluctuant. Par ailleurs, les armées nationales n’existant pas, on engageait des mercenaires, souvent étrangers qui, dans leurs exactions, ne faisaient pas toujours la différence entre la population civiles du pays qui les employait et celle du pays qu’ils combattaient.
2.2. Des gouvernants irresponsables
Ce sont les responsables de ces guerres que Voltaire condamne, ces Princes, avec leur arrogance aristocratique, leurs prétentions nobiliaires fondées sur l’ancienneté de leur « lignée » établie par des généalogistes plus que sujets à caution, plus soucieux de leur puissance et de leur intérêt propre que du bien-être de leurs sujets qu’ils ne connaissent d’ailleurs pas et écoutent encore moins ( « ces discours […] aux oreilles du prince »). Le despote éclairé, cher aux philosophes était plus un idéal qu’une réalité et les Catherine de Russie, les Frédéric II de Prusse en qui Voltaire mettait tant d’espoir se sont révélés des élèves bien décevants pour leur maître philosophe.
2.3. La responsabilité de l’église
Voltaire, l’anticlérical, enrage de voir que l’Église, avec ses prêtres et ses moines, cautionne, voire encourage ces guerres scandaleuses, à grand renfort de bénédictions « de drapeaux » et de messes de Te Deum. Elle devrait au contraire faire entendre un message de paix et de tolérance ; paradoxalement, c’est Voltaire, le philosophe déiste – peut-être même athée- qui rappelle aux « belligérants »les valeurs chrétiennes essentielles : comment peut-on « exterminer son prochain » ?
2.4. C’est l’homme, ce barbare, qu’il faut éduquer …
C’est enfin un regard de moraliste lucide et désabusé que Voltaire porte sur le fond de violence, de barbarie toujours prêt à ressurgir chez l’homme quand il entend qu’on « va se battre ». Sans mercenaires prêts à « vendre leurs services » aux plus offrants, il n’y aurait pas de guerre, mais pour qu’il n’y ait plus de mercenaires, encore faudrait-il que ces pauvres diables aient un emploi pour vivre décemment. C’était l’objectif des Encyclopédistes que de permettre le progrès matériel et moral par le développement des activités humaines, des techniques.
Conclusion
En préférant, pour condamner les tendances belliqueuses de l’homme, la fantaisie du conte à la rationalité d’une démonstration argumentée (comme celle de l’auteur de l’article Paix de l’Encyclopédie), Voltaire ne renonce pas à ses engagements de philosophe rationnel et éclairé ; bien au contraire, il les met à la portée d’un public élargi. La Fontaine parlait du Pouvoir des Fables… Voltaire, toujours dans l’apologue, lui préfère le pouvoir des contes, au service de la vérité. Il. démontre encore une fois que dans sa lutte, « tous les genres sont bons… sauf le genre ennuyeux ». Du palais d’un prince aux champs de bataille, avec un détour par les églises où l’on bénit les combattants et les drapeaux, le lecteur accompagne Voltaire, s’indigne avec lui de la légèreté criminelle des vrais responsables, sourit de son ironie cinglante. Car ce texte nous invite encore à réfléchir… « la maladie » guerrière est loin d’être éradiquée : religion, « caprices » et calculs des détenteurs de toutes les formes de pouvoir font encore bon ménage, pour le plus grand malheur de victimes innocentes qui, elles, n’ont pas voix au chapitre.