Voltaire

Voltaire, L’Ingénu, Incipit

Texte étudié

Comment le prieur de Notre-Dame de la Montagne et Mademoiselle sa sœur rencontrèrent un Huron.

Un jour Saint Dunstan, Irlandais de nation et Saint de profession, partit d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue.

Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu’il porte encore, comme un chacun sait.

En l’année 1689, le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne se promenait sur le bord de la mer avec mademoiselle de Kerkabon, sa sœur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l’âge, était un très bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c’est qu’il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie ; et quand il était las de lire Saint Augustin, il s’amusait avec Rabelais ; aussi tout le monde disait du bien de lui.

Mademoiselle de Kerkabon, qui n’avait jamais été mariée, quoiqu’elle eût grande envie de l’être, conservait de la fraîcheur à l’âge de quarante-cinq ans ; son caractère était bon et sensible ; elle aimait le plaisir et était dévote.

Le prieur disait à sa sœur, en regardant la mer : « Hélas ! C’est ici que s’embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-sœur madame de Kerkabon, sa femme, sur la frégate L’hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore.

– Croyez-vous, disait mademoiselle de Kerkabon, que notre belle-sœur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l’a dit ? Il est certain que si elle n’avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie ; c’était une femme charmante ; et notre frère, qui avait beaucoup d’esprit, aurait fait assurément une grande fortune ».

Introduction

Nous allons étudier un extrait de L’Ingénu de Voltaire. Le philosophe, Arouet de son vrai nom est un auteur encyclopédiste du siècle des lumières. Il a écrit Candide, Micromégas, Le traité de la tolérance. L’Ingénu est un conte philosophique en date de 1767 qui fut écrit après Zadig. L’extrait correspond à l’incipit et plus précisément à la situation initiale. Dans le but de répondre à la problématique, comment le récit se met-il au service de la critique et de l’argumentation, nous étudierons dans un premier temps un double incipit, en second lieu sa fonction informative puis, sa fonction programmatrice.

I. Un double incipit

1. Un incipit suspensif

Lorsque l’évêque de Worcester arriva « à la baie de St Malo », il donna « la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue ». Nous apprenons, au-delà de l’évocation du merveilleux chrétien que Dustan fonda un petit prieuré dans cette région appelé « prieuré de la montage ».

Nous pouvons ainsi parler d’incipit suspensif dans le sens où il s’ouvre sur une légende fictive. Il n’y a aucun rapport direct avec l’ingénu et au premier abord, le lecteur s’amuse de cette digression très agréable. Nous avons dans le premier paragraphe que très peu d’informations, l’aspect merveilleux de la légende domine, seules deux références nous placent dans un cadre spatio-temporel,  » un jour », « le prieuré de la montagne ». La connotation fantastique est renforcée par la personnification, la montagne « fit de profondes révérences », une figure de style qui constitue à sacraliser le merveilleux chrétien.

2. Un incipit progressif

La progression à partir du début du second paragraphe se situe à deux niveaux. Dans un premier temps, la présentation se concentre sur l’abbé de Kerkabon, autrement appelé par la périphrase, « le prieur de Notre-Dame de la Montagne » ou encore par la métonymie « le prieur ». Cet abbé nous apparait comme un personnage aimé, âgé, titulaire d’un titre ecclésiastique maîtrisant la théologie. Voltaire fait valoir la considération de l’abbé en jouant ironiquement sur l’aspect relationnel que celui-ci a pu avoir tant avec ses voisins que ses voisines : « il était aimé de ses voisins, après l’avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération ». Sa culture est éclectique, il lit Saint Augustin et Rabelais. Il n’a pas le portrait du Héros. Le second temps de l’incipit progressif se situe au début du troisième paragraphe, il correspond à la présentation de la sœur, Mlle de Kerkabon. Il n’y a pas une excessive stylisation. En fait, la conception des personnages est liée au genre littéraire, c’est-à-dire que les portraits ne sont pas très détaillés. La sœur tout comme le prieur sont des personnages secondaire. Voltaire met en avant sa sensibilité, sa volonté et sa dévotion. On voit ainsi que l’ouverture du conte donne au lecteur les repères pour comprendre le lieu, l’époque et les liens des personnages entre eux. Nous avons des allusions historiques authentiques, des références géographiques « la baie de Saint-Malo » ainsi que que des détails fantastiques avec l’arrivée de Saint Dustan. Nous avons ainsi dans ce double incipit tous les éléments fondateurs du conte et une mise en place narrative.

II. La fonction informative de l’incipit

1. Le cadre spatio-temporel

Il est très clairement situé. Nous avons deux indications de lieu, tout d’abord au début de l’extrait nous apprenons que Saint Dustan se rend en Bretagne, « à la baie de St-Malo », ou encore au « prieuré de la Montagne ». La scène se passe en 1689, le 15 juillet au soir. Les références temporelles sont d’une grande précision.

2. La présentation des personnages

Cette dernière est relativement brève. Deux personnages nous sont donc présentés, l’abbé de Kerkabon et Mlle de Kerkabon. Leur lien de parenté sont mis en avant « sa sœur ». Ils nous présentent deux personnages absents « c’est ici que s’embarqua notre frère avec notre chère belle sœur… s’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore… croyez-vous que notre belle sœur ait été mangée par les iroquois ? ».

3. Présentation de la situation

Elle est anecdotique, le prieur se promène sur le bord de mer. L’importance de ce lieu est encore suggéré par l’anecdote du frère et de la belle sœur disparus alors qu’ils s’embarquaient.

Cependant la fonction de cet incipit n’est pas qu’informative, en effet il programme la suite du texte et suscite l’envie chez le lecteur de connaitre la suite.

III. La fonction programmatrice

1. Jeu entre réalité et fiction

L’incipit s’ouvre sur des précisions concernant saint Dustan, cependant les indications dont nous disposons « irlandais de nation et saint de profession »… semblent vaciller entre la réalité et la fiction. Le choix de la date et la vraisemblance historique nous laissent penser qu’il s’agit d’un jeu du narrateur sur l’extrême précision parfois sans importance.

2. La fonction critique

Au delà du récit anecdotique, nous avons une critique du clergé qui est sous entendue. Le personnage est présenté comme quelqu’un qui aime faire la fête et s’enivrer très régulièrement avec ses confrères. Les représentant de l’église sont ainsi accusés d’un manque de sérieux, de légèreté voire inconsistance pour des ecclésiastiques sensés être responsables et toujours sobres : « Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c’est qu’il était le seul à bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères ». Un jeu plus loin dans l’extrait, mademoiselle de Kerkabon est elle aussi l’objet d’une association qui ne va pas de soi. « Elle aimait le plaisir et était dévote ».

3. L’ironie

Elle se manifeste à plusieurs niveaux dans l’incipit. L’exposition des faits contient des caractéristiques artificielles. La vraisemblance n’est pas recherchée. Elle se manifeste en premier lieu au niveau de la présentation des personnages avec les prieurs tous enivrés à la fin du repas, cela contient une critique des représentants de l’église. Le prieur est présenté comme quelqu’un aimant la fête, implicitement, nous retrouvons la critique du clergé. Enfin, nous avons une parodie d’une raison funèbre avec l’hommage rendu à la mort de quelqu’un : « s’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore », « notre belle sœur » a t-elle été « mangée par les Iroquois » ?

Conclusion

Cet incipit est un récit plaisant et facile à lire, au rythme rapide et au sujet sérieux, il comprend la critique du clergé. Nous avons donc un conte philosophique qui entend réfléchir à une question philosophique à travers une fiction.

Les virées du conte philosophique sont doubles : Philosophique et satiriques. Ainsi, l’ingénu réfléchit au problème du Bien et du Mal dans le monde, il reprend le débat entre Nature et culture à propos du bon sauvage et critique les institutions religieuses.

Par rapport à Candide qui reprend les caractéristiques du conte merveilleux comme la suite d’aventures, l’inconsistance des personnages et qui s’ouvre avec la formule classique du conte « il était une foi ». L’ingénu refuse l’invraisemblance et s’enracine dans le réel par les localisations géographiques précises, les dates, les événements, les personnages.

Du même auteur Voltaire, Candide, Chapitre 19 Voltaire, Micromégas, Chapitre 7 Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 7 Voltaire, Zadig, Chapitre 3, Le chien et le cheval Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 14 Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 6, L'Ingénu possédait... trembler la compagnie Voltaire, Candide, Un roman d'aventures, Dissertation Voltaire, Prière à Dieu Voltaire, Candide, Chapitre 3, Début du Chapitre, Rien n'était si beau...Mademoiselle Cunégonde Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 20

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