Voltaire

Voltaire, L’Ingénu, Chapitre 6, L’Ingénu court chez sa maîtresse, et devient furieux

Texte étudié

A peine l’Ingénu était arrivé, qu’ayant demandé à une vielle servante où était la chambre de sa maîtresse, il avait poussé fortement la porte mal fermée, et s’était élancé vers le lit. Mademoiselle de Saint-Yves, se réveillant en sursaut, s’était écriée : « Quoi ! C’est vous ! Ah ! C’est vous ! Arrêtez-vous, que faites-vous, » Il avait répondu : « Je vous épouse », et en effet il l’épousait, si elle ne s’était pas débattue avec toute l’honnêteté d’une personne qui a de l’éducation.

L’Ingénu n’entendait pas raillerie ; il trouvait toutes ces façons-là extrêmement impertinentes. « Ce n’était pas ainsi qu’en usait mademoiselle Abacaba, ma première maîtresse ; vous n’avez point de probité ; vous m’avez promis mariage, et vous ne voulez point faire mariage : c’est manquer aux premières lois de l’honneur ; je vous apprendrai à tenir votre parole, et je vous remettrai dans le chemin de la vertu. »

L’Ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême ; il allait l’exercer dans toute son étendue, lorsqu’aux cris perçants de la demoiselle plus discrètement vertueuse accourut le sage abbé de Saint-Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse. Cette vue modéra le courage de l’assaillant. « Eh, mon Dieu ! Mon cher voisin, lui dit l’abbé, que faites-vos là ? – Mon devoir, répliqua le jeune homme ; je remplis mes promesses, qui sont sacrées. ».

Mademoiselle de Saint-Yves se rajusta en rougissant. On emmena l’Ingénu dans un autre appartement. L’abbé lui remontra l’énormité du procédé. L’Ingénu se défendit sur les privilèges de la loi naturelle, qu’il connaissait parfaitement. L’abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l’avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais qu’un brigandage naturel. « Il faut, lui disait-il, des notaires, des prêtres, des témoins, des contrats, des dispenses. » L’Ingénu lui répondit par la réflexion que les sauvages ont toujours faite ; « Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu’il faut entre vous tant de précautions. »

L’abbé eut de la peine à résoudre cette difficulté. « Il y a, dit-il, je l’avoue, beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous ; et il y en aurait autant chez les Hurons s’ils étaient rassemblés dans une grande ville ; mais aussi il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois. Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre : on donne l’exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s’est donné elle-même. »

Introduction

Nous allons étudier un extrait du chapitre six de « L’Ingénu » de Voltaire, Jean François Arouet de son vrai nom. L’auteur est un philosophe des Lumières auteur de « Micromégas », « Candide », « Contes philosophiques » et du « Traité de la tolérance ». Il est contemporain des encyclopédistes, Rousseau, Diderot, d’Alembert.

Dans ce passage, l’Ingénu a été reconnu par les Kerkabons comme étant leur neveu, il a été baptisé contre sa volonté puis en acquiesçant lorsque Mlle St Yves devient sa maîtresse. Les deux jeunes gens sont attirés l’un par l’autre mais l’église s’oppose au mariage entre un baptisé et sa marraine. L’Ingénu prend la décision de passer outre. Dans le but de répondre à la problématique, « comment le récit se met-il au service de l’argumentation ? », nous verrons dans un premier temps en quoi cette scène est une scène d’action, dans un second temps, nous étudierons l’aspect comique de l’extrait, puis en dernier lieu, nous analyserons le débat moral sur l’opposition.

I. Une scène d’action et de réflexion

1. Une scène d’action

Elle est dominée par des verbes de mouvement « s’était élancé », « s’était débattu », « accourut ». Tous ces verbes ont comme dénominateur commun de marquer des mouvements rapides, « il avait poussé », « s’était élancé », Du début de l’extrait à « …dans le chemin de vertu », l’action est concentrée sur l’arrivée de l’ingénu dans la chambre.

De « l’ingénu possédait à qui sont sacrées », nous assistons à un défilé de personnages qui est rapide et scande la dynamique du paragraphe.

2. Une scène de réflexion

La scène est également une scène de réflexion ainsi que le suggère la présence du discours direct, « vous êtes donc de bien malhonnêtes gens, puisqu’il faut entre vous tant de précautions », et celle du discours indirect, « l’abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l’avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes, la loi de nature ne serait presque jamais un brigand d’âge naturel » . Le dialogue domine, les verbes comme « voulut prouver », « répondis », « se défendit » renvoient à la pensée, l’argumentation.

L’action et la réflexion n’empêchent pas le comique de se manifester à plusieurs niveaux dans ce passage, nous allons à présent étudier en quoi.

II. Une scène comique

1. Sous entendu

Certains traits de caractère de l’ingénu sont suggérés. Nous constatons qu’implicitement sa fougue transparaît à travers l’ironie de l’expression, « l’ingénu possédait une vertu mâle et intrépide, digne de son patron Hercule, dont on lui avait donné le nom à son baptême ». Nous avons un deuxième sous entendu, « je vous épouse » pour évoquer le côté trop entreprenant du jeune homme. Différentes sortes de comiques s’ajoutent à cet aspect ironique de la présentation de l’ingénu.

2. Un comique de scène

Le comique se manifeste à trois niveaux. Dans un premier temps, nous avons le comique de geste très largement suggéré par les réactions de Mademoiselle de St Yves lorsque l’ingénu se montre à la fois trop insistant et trop entreprenant. En effet il l’épousait, si elle ne s’était pas débattue avec toute l’honnêteté d’une personne qui a de l’éducation » ou encore « les cris perçants de la demoiselle » et enfin, « Mlle de de St Yves se rajustait en rougissant ».

Dans un second temps, nous avons un comique de situation qui repose sur le décalage entre le vocabulaire, la situation de l’ingénu qui entend avoir une relation sexuelle immédiate. Nous avons ensuite l’apparition d’un défilé de personnages représentant la religion, « accourut le sage abbé de St Yves, avec sa gouvernante, un vieux domestique dévot, et un prêtre de la paroisse ». Le comique de mots en dernier lieu est mis en avant par le quiproquo, « je vous épouse ».

Au delà du comique de geste, de situation et de mots, certains thèmes extrêmement sérieux sont abordés. Nous touchons à la morale.

III. Un débat moral sur l’opposition

1. La morale en question

Pour l’ingénu le mal est représenté par la société, la loi positive et Mlle St Yves. Le mal est incarné par la satisfaction du désir, la vertu, la loi naturelle, la nature, Mlle abacaba. Au contraire, nous constatons que pour Mlle St Yves et les autres, le mal aux contraire est symbolisé par le désir, la loi de la nature et la nature tandis que le Bien renvoie au refus du désir : l’abstinence, la loi positive, la société, ses lois et la bienséance. Ce qui en fait est jugé moral par les uns et moral pour les autres s’applique à une situation immorale pour l’abbé de St Yves et les autres.

2. Nature et société

Deux termes s’opposent « sauvage » et « religion » qui renvoient aux rapports entre nature et société. Le thème sérieux s’articule autour du désir de l’expression de la nature humaine et des lois c’est-à-dire des interdits tels qu’ils transparaissent à travers la morale et les lois. Le débat s’oriente donc entre loi positive et loi naturelle illustrées dans l’extrait par l’opposition entre le désir et le mariage. L’abbé défend la loi positive, il représente la supériorité finale de la civilisation. Il symbolise l’homme éclairé que l’épithète « sage » met en avant. la loi naturelle est assimilée à la loi du plus fort et donc à une soumission obligatoire du plus faible. La loi positive domine dans le sens où elle permettrait de défendre les vraies valeurs : « l’abbé voulut prouver que la loi positive devait avoir tout l’avantage, et que sans les conventions faites entre les hommes », nous sombrerions dans le brigandage naturel.

Nous pouvons souligner l’importance des verbes dans l’argumentation.

Le raisonnement de l’abbé est concessif « il y a, dit il, je l’avoue, beaucoup d’inconstants et de fripons parmi nous ; et il y en aurait autant chez les Hurons s’ils étaient rassemblés dans une grande ville ».

Nous avons en fait deux arguments en faveur de la loi :

– La loi est faite par des gens sages : « il y a des âmes sages, honnêtes, éclairées, et ce sont ces hommes-là qui ont fait les lois ».

– La loi permet à la vertu de s’imposer et elle se rapporte pareillement à tous les hommes : « Plus on est homme de bien, plus on doit s’y soumettre : on donne l’exemple aux vicieux, qui respectent un frein que la vertu s’est donnée elle-même ».

La loi positive s’oppose à la loi naturelle dans le cadre du débat nature culture.

Conclusion

Nous avons donc un récit à la fois amusant, agréable à lire, jouant sur les malentendus sur la cruauté et la loi positive dans son opposition avec la loi de nature. Notre extrait aurait tendance à la faire valoir pour des raisons ethniques, la loi positive contre la loi naturelle.

Nous pouvons pour illustrer le débat nature et culture opposer à ce passage « le mythe du bon sauvage » qui procède à une idéalisation de la société naturelle.

Du même auteur Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne Voltaire, Candide, Chapitre 6, L'Autodafe Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 9, Arrivée de l'Ingénu à Versailles, sa réception à la cour Voltaire, Candide, Résumé Voltaire, Lettre Philosophique X, Sur le commerce Voltaire, L'Ingénu, Chapitre 7 Voltaire, Candide, Chapitre 2, ...prodige Voltaire, Prière à Dieu Voltaire, Candide, Chapitre 19 Voltaire, Candide, Chapitres 17 et 18, Passage de l'Eldorado

Tags

Commentaires

0 commentaires à “Voltaire, Candide, Chapitres 17 et 18, Passage de l’Eldorado”

Commenter cet article