Charles Baudelaire

Baudelaire, Le but de la poésie, Dissertation

Sujet

« La poésie, pour peu qu’on veille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème » Baudelaire.

Corrigé

La poésie, « poiêma » du grec « poiein » « faire, créer », est un art du langage visant à transmettre une ou des idées autant par l’utilisation harmonieuse du rythme, que par celles des sons et des images, « La poésie doit réfléchir par les couleurs, les sons et les rythmes, toutes les beautés de l’univers. »(Mme de Staël). Bien antérieure à toutes les formes littéraires communes, comme en témoignent nombre des textes sacrés tels que la Bible à la Torah, la poésie a toujours été le mode d’expression privilégié en ce qui concerne les mystères du Monde, comme l’amour, la joie ou encore la Mort et Dieu. Depuis toujours, les critères de qualité des poèmes ont évolué de paires avec les mouvements littéraires, et par conséquent ne reflètent pas une réalité objective. C’est ce qu’a exposé Baudelaire dans la préface à la traduction des Nouvelles extraordinaires (1856) d’Edgar Poe.
Sans appartenir au Parnasse, dont il désapprouva le culte de la perfection formelle, Baudelaire (1821-1867) recherche une esthétique où fusionnent l’Idéal et la Beauté divinisée. Ses poèmes, toujours sensuels et souvent sombres, font état d’une Beauté qui annonce la sensibilité moderne, « Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. ». Baudelaire considère donc qu’un poème n’est véritablement un poème que s’il est Beau. Avant de juger de la qualité d’un poème, il faudrait définir ce que nous, lecteurs, attendons d’un poème. Or nous sommes tous différents, nos goûts aussi. Par conséquent les critères sont assez variables, car ce qui plaira à l’un ne plaira pas forcement à l’autre. Néanmoins tout le monde s’accorde à dire que, comme tout art qui se respecte, la poésie a le devoir et l’obligation de faire naître chez le lecteur des sentiments forts. Nous jugerons donc un poème sur ce critère, les « véritables » poèmes étant ceux qui font naître chez le lecteur les émotions les plus vives. Se pose ensuite le problème des motivations de l’auteur, du but qu’il confère à sa poésie. Le plaisir d’écrire peut-il et doit-il être la seule et l’unique motivation du poète pour aboutir à la création de véritables poèmes, c’est-à-dire des textes qui fassent naître l’émotion chez le lecteur ?
Tout d’abord nous nous intéresserons au fait que la poésie peut avoir d’autres buts qu’elle-même, sans que la Beauté du poème, l’émotion qu’il dégage en pâtisse. Pour ce faire nous évoquerons la poésie hommage, ensuite la poésie moralisatrice et enfin la poésie engagée. Dans un deuxième temps, nous étudierons la qualité de la poésie écrite dans le seul but d’exister, à travers trois types de poèmes qui ne vivent que pour et par l’Art. Ce sera la quête d’une identité (soit l’expression du subconscient), la quête perfection formelle et la quête de l’Idéal.
De tous temps la littérature, notamment la poésie, a été le théâtre de la vie politique, sans pour autant avoir donné une production artistique de moindre qualité. Son champ d’action, tout d’abord artistique, s’élargit avec la poésie engagée, la poésie moralisatrice, la poésie élogieuse, ou encore la poésie au service des idées religieuses, révolutionnaires…

Tout d’abord le poème peut se présenter sous la forme d’un hommage, où le poète nous fait partager son admiration pour quelqu’un. Prenons l’exemple du poème Complainte de Vincent (1945) de Jacques Prévert. Dans ce poème, l’auteur célèbre le peintre Vincent Van Gogh en reproduisant sa peinture avec ses mots. Le résultat donne une poésie bouleversante tellement elle est intense. L’éclatement de la couleur rouge du sang dans le poème fait écho à la violence du soleil provençal dans les derniers tableaux de Van Gogh. De la même manière l’orage dans le ciel n’est que le reflet de l’orage dans sa tête où la clairvoyance côtoie la folie. La scène décrit Van Gogh comme un génie à travers la symbolique du suicide et celle de l’accouchement, de la création dans la douleur. On peut donc dire que le poète n’admire pas seulement le peintre mais aussi l’homme. Pour ce poème-ci, l’hommage touche le lecteur car il est sincère, l’auteur s’investit vraiment dans son poème et cela, le lecteur le ressent.

Par ailleurs, la poésie peut avoir une fonction moralisatrice, c’est-à-dire que l’auteur cherche à inculquer une valeur morale au lecteur. Pour ce faire, il faut dans un premier temps que le lecteur s’identifie au personnage, en provoquant un sentiment fort chez le lecteur. En effet comment un lecteur pourrait-il être touché par la portée moralisatrice du poème s’il ne se sent pas impliqué ? Ensuite seulement le lecteur pourra assimiler la morale du poème. Prenons comme exemple la fable de Jean de la Fontaine (1621-1695) Le Loup et l’Agneau. Dans cette fable, La Fontaine nous transmet avec ironie une vérité « La raison du plus fort est toujours la meilleure » et la dénonce par la suite. Pour que le lecteur s’identifie à l’agneau, l’auteur fait naître chez le lecteur un sentiment d’injustice et de compassion très puissant, notamment par le fait que l’agneau vient de naître, donc est innocent. Dans cette fable, le lecteur peut acquérir la leçon de morale parce qu’il s’identifie au personnage, cette identification étant elle-même possible uniquement par l’émotion que l’auteur crée chez le lecteur.

D’autre part des mouvements tels que le Romantisme prônaient l’engagement politique et ont pourtant vu des chefs d’œuvre sortir de leurs rangs. La poésie romantique est surtout une poésie dénonciatrice, qui a pour but de rallier à sa cause les lecteurs et de combattre l’oubli. Elle glorifie aussi ceux qui se sont sacrifiés avec grandeur et générosité. Cette volonté de mettre sa poésie au service d’une cause ne se limite pas au mouvement romantique et se retrouve bien après, notamment avec la poésie engagée. Nous prendrons pour illustrer nos propos le poème de Louis Aragon Strophes pour se souvenir (1956) qui, en faisant l’éloge des résistants morts pour la France, condamne la guerre et le nazisme. Dans ce poème, Aragon dénonce aussi le racisme, car les résistants sont des « étrangers », et appelle à plus de tolérance et de paix, en évoquant leurs sacrifices. Le lecteur se sent d’autant plus touché par le poème que celui-ci s’adresse directement à lui, et qu’il dénonce un fait réel. Le lecteur partage alors entièrement le point de vue de l’auteur, et est appelé à agir et à réfléchir. Ici, l’émotion que ressent le lecteur est d’autant plus intense que le poème est plus engagé, que l’auteur se sent impliqué.

Les autres buts donnés à la poésie ne seront atteints que si le poème crée une vive émotion chez le lecteur. La poésie peut donc avoir d’autre but que sa propre existence sans que le poème perde de sa noblesse et de sa capacité à émouvoir.

Même si la poésie peut avoir d’autres buts qu’elle-même, il n’en est pas moins que le seul véritable objectif de la poésie est l’Émotion.
Cette Émotion est pleinement atteinte lorsque le poète ne recherche qu’Elle, n’a d’autre but qu’Elle. Or l’Émotion est l’essence même de la poésie. Par conséquent l’Émotion n’est véritablement atteinte que si le poète n’est motivé que par le seul but d’écrire, et cela pour le plaisir, le plaisir de créer l’Émotion chez soi et chez les autres.

Dans un premier temps, le poète peut être à la recherche de son identité. La poésie devient donc un moyen d’explorer son subconscient par l’expérience de la voyance tentée par Rimbaud et l’idée baudelairienne de correspondances. Cette démarche artistique, propre aux Symbolistes, vise à laisser le subconscient s’exprimer par la poésie sans aucune contrainte. Nous pouvons rattacher à cet argument le poème Zone (1913) de Guillaume Apollinaire (1880-1918), qui a appartenu au mouvement symboliste bien qu’il soit le précurseur du Surréalisme. Ce poème reflète l’errance aussi bien géographique que psychologique d’Apollinaire. En effet Apollinaire vient d’essuyer un énième échec, et perdu, il continue désespérément la quête de son identité. Cette errance se traduit par une atmosphère morne et triste. Le lecteur en vient à partager les sentiments du poète par l’affranchissement progressif du rythme de la structure des vers… qui libère véritablement le poème et lui confère une emprise sur le lecteur. Nous pouvons donc affirmer que ce poème, en exprimant les angoisses de l’auteur, faire naître chez le lecteur un sentiment très fort.

Ensuite la notion de « la poésie n’a d’autre but qu’elle-même » de Baudelaire est reprise dans le concept de l’Art pour l’Art. Cette idée d’autosuffisance de la poésie a été installée dans un premier temps avec le Parnasse, puis avec le Symbolisme. Durant le Parnasse de 1860 à 66, les poètes rêvent d’une utilité plus haute qui ne doive rien aux besoins matériels, dégagée de la morale et de l’engagement politique, et d’une poésie pure, formellement parfaite. Cette perfection est très présente dans le poème d’Arthur Rimbaud (1854-1891) Ophélie (1870), écrit à un moment où Rimbaud appartenait encore au Parnasse. En effet cette poésie suggère plutôt que décrit. De plus nous relevons la présence d’alexandrins classiques et de diérèses traditionnelles, qui donnent une harmonie au texte. En outre ce poème fonctionne comme un tableau, nous pouvons noter que l’horizontalité y est dominante, ainsi que de nombreuses allitérations en « l« … En ajoutant la musicalité des vers, le poème donne au lecteur une impression de lent glissement sur l’eau, de sérénité. Enfin nous pouvons remarquer les floraisons chères aux parnassiens, qui exposent l’harmonie qu’offre la nature, et qui apaise le lecteur. De telle sorte que ce poème, tout en ayant pour but la perfection formelle, arrive à créer une émotion chez le lecteur, la plénitude.

Enfin certains poètes poursuivent une quête effrénée de l’Idéal, de la Beauté divinisée. C’est à travers la poésie, et seulement de cette manière, qu’ils peuvent accéder pendant quelques instants à l’Idéal. C’est le cas de Charles Baudelaire, comme nous allons le prouver grâce à son poème Parfum Exotique (1857). En effet ce poème ouvre le cycle de l’Amour. Une atmosphère sensuelle se met en place grâce à la figure féminine, au paysage onirique de l’Eden, au rythme lent, des rimes riches… En plus de procurer une impression de plénitude, elle attire, en même temps que le poète, le lecteur dans une évasion imaginaire vers l’Idéal. Ainsi l’auteur atteint l’Idéal par ce poème, et entraîne avec lui le lecteur, qui partage donc le sentiment d’extase du poète.

Nous avons pu observer que la qualité d’un poème, c’est-à-dire sa capacité à émouvoir, ne peut être rattachée que très superficiellement aux motivations qui ont poussé son auteur à l’écrire. En effet la qualité d’un poème dépend plus de l’habilité du poète à maîtriser les différents outils linguistiques, pour créer ce que Baudelaire a si justement nommé les Correspondances. Ce n’est que si les sons, les couleurs, les rythmes et les mots se font écho que le poème sera Beau et créera l’émotion. Nous avons donc prouvé que la Beauté d’un poème est surtout à rapprocher du génie de son auteur, et non des ses motivations.
Tout au long de son œuvre, Baudelaire n’a cessé de montrer les liens entre le mal et la beauté, la violence et la volupté. Dans Mon cœur mis à nu Baudelaire a écrit «Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie.». Néanmoins cela remet en cause une partie de sa précédente citation « rappeler ses souvenirs d’enthousiasme » et amène le problème de l’état psychologique dans lequel doit être le poète pour écrire les plus beaux poèmes. Doit-il être désespéré, ou au bord du suicide, de la folie ? Ou doit-il être enthousiaste, plein de joie de vivre ?

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