Une société peut-elle se passer d’art ?
Une société est une collectivité où chaque élément contribue pragmatiquement à sa survie et à son essor. Cependant, les réalités historiques des grandes civilisations montrent que l’activité artistique a toujours été là malgré leurs périodes les plus sombres et que cela nous amène à nous demander si une société peut véritablement s’en passer. Par définition, si l’art se veut être une activité qui n’a de fin qu’elle-même comme le souligne Kant, alors pourquoi ne pas s’en décharger ? Pour le comprendre, il faut tout d’abord voir en quoi l’art parait-il inutile ; mais ensuite, il faut également considérer qu’il y a quelque chose de fondamental dans la création artistique qui semble être inéluctable au dynamisme de toute société humaine.
I. L’art peut être perçu comme inutile et parfois néfaste à la société
A. L’art ne propose pas un progrès des besoins matériels de la société
On constatera dans cette première hypothèse qu’une société vit d’abord par les progrès techniques qui améliorent sa condition. Les découvertes techniques et leurs innovations permettent à une société d’optimiser sa chance de survie face à toute adversité, que ce soit des conditions naturelles ou des hostilités humaines. On parle éminemment des progrès en agronomie, en médecine et des innovations militaires en matière de défense. Autant d’activités vitales que des applications théoriques ne cessent de découvrir dans la pratique. Or, l’art semble ne rien offrir de ce côté, car il n’y a pas de nécessité vitale en elle qui puisse servir à se nourrir ou à se défendre. L’art ne présenterait que des valeurs de luxure à des temps perdus -pour ceux qui en ont- et des jeux d’esprit pour inspirer des sentiments se voulant nobles. C’est ainsi que Rousseau affirme en toute conviction : « Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit ? ». En effet, elle n’avait pas toujours eu ce niveau de vulgarisation médiatique où on pouvait les admirer et les critiquer à notre aise, et à moindre coût, dans les musées publics.À l’époque de la renaissance où elle fut la plus florissante, elle n’était appréciée que par des académiciens, des mécènes de la classe bourgeoise ou des nobles de la royauté qui conservaient jalousement ses œuvres dans leurs demeures seulement accessibles à leurs semblables. Ce sont des gens qui avaient le luxe de pouvoir se passer temporairement de leurs impératifs vitaux au profit de loisirs contemplatifs et spirituels.
B. L’art pour la libération est anticonformiste
On peut aussi noter que si l’esprit de l’art est la liberté artistique, elle incite donc au détachement des valeurs à la base des institutions sociales. En effet, l’art est aussi cet idéal de la créativité libératrice, où l’individu est recommandé de manifester toute son individualité. Toutefois, cet esprit semble contraster avec les responsabilités sociales qui maintiennent une structure harmonieuse de la société. On remarquera ces jeunes artistes « underground » aux esprits anarchistes prêts à rallier des masses pour une révolution bouillonnante à la 1789. Artistes préconisant une libération psychédélique par l’usage de substances euphorisantes en vue de se détacher du « système ». En fait,le conformisme n’est pas toujours sous-tendu par l’idée d’oppression : c’est aussi par la volonté d’un choix pour un bien commun qui peut tout autant profiter à l’individu. Les révolutions n’ont jamais pu instaurer un véritable anarchisme, ce dernier n’est en fait que temporaire dans la lutte, car les individus tendent toujours à reconnaitre la valeur d’un ordre social qui maximise leur potentiel de survie et ainsi le loisir d’exprimer leur créativité. Ainsi, l’artiste, par cet esprit de rébellion, est d’abord et toujours un danger en puissance pour la société.
L’art semble donc ne profiter d’aucune manière concrète à la société et elle peut être même un danger pour la stabilité de celle-ci. Il reste cependant ceci que l’homme n’est pas cet être toujours voué à la nécessité, mais surtout un être créateur de valeur.
I. L’art répond aux besoins métaphysiques de la société
A. L’art est une thérapie indispensable pour se reconstruire
En premier lieu, le conformisme social extrême n’est pas sans effet néfaste sur la réalité psychologique de ses membres.La contrainte permanente pour être dans les normes plonge les individus insatisfaits dans la dépression. Ce sentiment nihiliste d’être inutile, à son tour, va l’inciter à des addictions autodestructrices comme l’abus de substances temporairement antidépresseurs, toutefois, toxiques en cas de surdosage, et ultimement dans sa sévérité le conditionnera à l’idée du suicide. L’art va alors pouvoir intervenir comme une sorte de thérapie de décharge émotionnelle mais surtout d’auto-recréation de soi pour redonner un sens existentiel au sujet dépressif. Comme disait Freud : « L’artiste est originellement un être, qui s’écarte de la réalité, parce qu’il ne peut se familiariser avec le renoncement à la satisfaction des pulsions que la réalité exige avant tout ». En effet, l’estime de soi-pour soi ayant perdu sa place au sein de notre être au profit du soi-à-autrui doit être retrouvée pour une réconciliation avec la totalité de son être et stabiliser ce dernier. Dans cette perspective, le processus de création artistique, à travers différents stades de réalisation alternant résistances psychiques, révélations et revalorisation, va progressivement réhabiliter le sujet créateur de valeur.
B. L’art produit une humanité consciente indispensable à la société humaine
Si le progrès technique sous-tendu par la recherche scientifique offre des possibilités matérielles indispensables à la société pour offrir à ses membres une meilleure condition de vie,l’art est indispensable pour avoir un regard humain sur la vie de cette société. En effet, l’art est cette ouverture de la sensibilité aux phénomènes sociaux qui méritent d’être questionnés. L’artiste est cet agitateur par excellence qui sait éveiller cette conscience humaine parfois endormie par les activités mécaniques de la société qui semblent à priori anodines, car routinières. Par exemple, le regard critique de « Fight Club » de David Fincher utilise une cinématographie à tonalités contrastées pour exposer deux sociétés différentes dont la première représente familièrement un environnement aliéné par le consumérisme où l’identité originale de l’individu est totalement désintégrée ; et la seconde, un milieu « underground » aux couleurs plus denses et sombres qui représentent l’anarchisme en éveil d’une affirmation de soi enragée.L’art, en fait, permet d’attirer l’attention sur les maux sociaux que la routine de la survie quotidienne néglige et de ce fait nous fait constamment réfléchir sur notre idéal de société humaine. Selon Adorno,« l’art est devenu social par son opposition à la société ».
Se demander si l’art n’est pas indispensable pour une société aura bien soulevé des enjeux délicats sur la nature même de ces deux concepts. On a d’abord pu constater que l’art était matériellement inutile à la société,car n’offrant aucun progrès technique pouvant servir à l’amélioration de la condition de vie et qu’elle pouvait même être perturbateur, dans le sens où elle anime l’esprit anticonformiste vis-à-vis des normes que la société veut maintenir. Cependant, on a aussi pu reconnaitre que sans elle, par son esprit de créativité, on ne pourrait supporter éternellement les conditions contraignantes de ces normes et qu’elle offre même une recréation thérapeutique de ce« soi »qui fut désintégré, puis dilué dans le « on » sociale mécanique. Au final, on peut en fait remarquer que c’est l’art même, par la pertinence de son perspectivisme, qui rend une société vivante, car lui permettant de s’autocritiquer et ainsi de progresser sur l’idéal de son humanité.