Désirons-nous seulement ce que les autres désirent ?

Dans notre société de consommation actuelle, il est parfois difficile d’ignorer cette soif incontrôlée apparemment irrationnelle de vouloir toujours répondre à l’appel de ces publicités qui miroitent la tendance à suivre. Ne pas s’y conformer semble souvent susciter en nous ce sentiment d’être « à part ». On se demande souvent alors si l’on a un vrai goût ou si l’on ne désire seulement ce que les autres désirent. Si tel est le cas, que l’objet de notre désir n’est que l’effet d’une tentative de reproduction sociale, où est alors la place de notre personnalité, de même que la valeur intrinsèque de l’objet ? Nous allons décortiquer cette problématique en démontrant en premier lieu que la formation du désir est intimement reliée à notre instinct social. En second lieu, ce désir pourrait revêtir une forme personnalisée, voire être unique selon les circonstances.

I. Le désir a un facteur social

A. Le sujet qui désire est toujours exposé au conformisme social

Selon l’anthropologue René Girard, le désir est fondamentalement « mimétique » ; c’est-à-dire que c’est une impulsion qui veut reproduire le désir d’un autre. Par nature, un individu social voudrait se fondre dans l’ensemble, et par conséquent convoitera ce que l’autre désire. Le phénomène de la mode nous apprend que socio-culturelle, l’essentiel n’est pas l’objet convoité en lui-même ni sa possession particulière, mais surtout l’effet qu’elle produit dans l’intégration sociale en « vogue » du sujet. En un sens, le désir mimétique est donc une sorte de rivalité conformiste ; on désire ce que l’autre désire, mais ainsi on veut aussi se faire désirer. On remarque alors que ce désir est un désir sans objet, car il ne s’agit que d’un mécanisme naturellement social.

B. Le désir de l’objet est une représentation idéale de la société

Depuis l’avènement de l’industrie de la publicité, le sujet contemporain semble être prisonnier de la culture de consommation. Cette culture incite de plus en plus cet apparent mystère de la pulsion du désir par le biais des valorisations sociales sublimées par les publicitaires. « Jeunesse, puissance, sensualité …», tels sont les mots d’ordre dans cette représentation sociale d’un produit. Cette valorisation, en fait, remonte bien plus loin que l’époque industrielle. Elle trouve même ses premiers signes dans les premières sociétés de l’homme où les prises de chasse illustrent bien plus que leurs simples besoins en termes de survie. Ces prises évoquaient une valeur socio-culturelle qui embellissait le statut des braves. En soi, la valeur de l’objet matériel est moindre par rapport à ce qu’il représente idéalement, miroité par l’honneur social de sa possession. Comme disait Schopenhauer dans Aphorismes sur la sagesse dans la vie, que « non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la science et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce seul but, lorsqu’on voit le résultat définitif auquel on travaille à arriver est d’obtenir plus de respect de la part des autres ». Dans ce cas, on peut affirmer que le désir ne se projette pas dans un besoin matériel, mais surtout dans un idéal social.

Si le désir est un phénomène social dont la cause est suscitée par ce qui est extérieur à l’en-soi, alors un problème urgent se pose : la valeur d’un objet n’as-t-elle pas une place personnelle chez le sujet ? Puisque l’objet est toujours idéalisé, où se place donc ma personnalité ?

II. Le désir est unique

A. L’objet du désir est d’abord un idéal personnel

Il est évident que l’être humain possède des tendances naturelles qui le conduisent à maintenir sa survie, ce qui se rapporte au caractère conformiste de la société à travers l’imitation. Cependant, le désir revêt une tout autre facette, il s’agit non plus du besoin d’un objet en tant qu’outil de survie, mais plutôt de la poursuite d’un fantasme personnel issu d’un individu unique. Composé par le cumul des expériences humaines et de la psychologie propre à chacun, le désir d’un objet varie ainsi d’une personne à une autre, car chaque personne a un vécu original. Kant, dans le Critique du jugement, explique cette nature particulière du désir en ces termes : « Quoique dans ces désirs fantastiques nous ayons conscience de l’insuffisance de nos représentations à être cause de leur objet, néanmoins leur rapport causal et par conséquent la représentation de leur causalité est contenue dans chaque souhait et elle est surtout manifeste quand celui-ci est une affection, l’ardeur du désir ». Ainsi, les valeurs et les émotions que ma personne ressent dans l’objet viennent d’abord de moi, c’est-à-dire de mon être intime.

B. Le désir est toujours en puissance dans des situations uniques

Si l’objet du désir semble être un fantasme personnel qui rend cet objet unique pour soi, en fait, c’est surtout que le désir n’a pas vraiment à proprement parler d’ « objet », car il est un sentiment toujours en construction qui le rend toujours en puissance partout dans n’importe quel objet. En effet, on ne peut pas séparer le désir d’un objet particulier du contexte de son désir. Si le « sujet désirant » a son importance, il n’en est pas moins de la situation unique qui le rend « désirable ». On remarque, par exemple, que la présentation d’un produit joue aussi un rôle important dans les stratégies commerciales, car exposer un produit selon la valeur qu’elle veut signifier suscite toujours une certaine ambiguïté, parfois intentionnelle de la part du vendeur, chez le client potentiel. Un produit qu’on aurait acheté et placé chez soi n’aura plus jamais la même exposition, en situation, de cette première connexion entre le client et le produit. Cela ne signifie pourtant pas qu’il y a une perte de désir en soi, mais seulement une interruption du désir original. Placé dans une autre situation, il y aura toujours un désir en puissance entre le sujet et l’objet. On constatera alors que l’ « objet du désir » change constamment.

En définitive, l’objet du désir, même si sa forme initiale se présente à travers des idéaux communs, dépasse largement ce cadre. Sachant que sa valeur est projetée à autre chose que lui-même, c’est-à-dire comme un simple produit de l’imitation sociale, l’objet du désir est surtout une construction complexe et originale entre le sujet, la situation et l’objet. Le désir d’un objet n’est donc jamais dans ce que l’autre désire, car ce n’est ni la même conscience, ni la même circonstance. Les tergiversations qui découlent de ces deux propositions antagonistes reflètent déjà les valeurs morales qui subsistent au sein d’une société, mais aussi ancrées à l’intérieur de l’individu. Les problèmes moraux relatifs au désir sont ainsi un sujet incontournable à cette époque contemporaine.

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