Est-il juste d’interpréter la loi ?
La pensée commune stipule que la loi égalise tout le monde, nul n’est au-dessus d’elle. Une pensée justifiée puisqu’une loi est par principe une règle objective, elle doit alors rendre la justice et rien que la justice. Toutefois, tant qu’elle veut se faire valoir pour tous, la loi adopte un caractère généraliste. Or, les situations auxquelles elle s’applique sont dans les faits toujours particuliers. En effet, les faits dans leurs détails concrets sont des circonstances uniques qui appellent à un examen rigoureux. Ainsi, on a besoin de l’examen via un procès juridique pour décider l’issue des litiges. Mais convient-il par-là de dire qu’il est donc juste d’interpréter la loi ? Sinon, pourquoi dès lors la Justice a-t-elle besoin d’une institution qui permet de la balancer comme le tribunal ? N’est-t-elle pas objectivement autosuffisante ? Pour répondre à ce problème, on va considérer dans une première partie l’idée que puisque la loi représente la droiture, il ne faut pas se fléchir dans son application. Toutefois, dans une seconde partie, nous verrons que la justice est irréductible à la loi, et qu’il est donc utile de l’interpréter.
I. La loi c’est la justice sous forme de texte
1. L’interprétation est contradictoire à l’intransigeance
Premièrement, la loi par principe doit être impartiale, sinon elle serait injuste, elle ne traitera pas les citoyens de manière égale. Par conséquent, tous les sujets sont dans l’obligation de la respecter à la lettre, sinon la loi n’aurait plus de sens. Ainsi, Hegel va définir le droit dans sa propédeutique philosophique : « Le droit est le rapport entre les hommes dans la mesure où ils sont des personnes abstraites ». Mais pourquoi la loi est-elle si généraliste et abstraite ? En fait, on ne peut pas considérer en toute rigueur toutes les situations particulières qui feront nécessairement office de débats subjectifs. Il faut se décider et agir, et les lois seraient les décisions les plus rationnelles conformes aux mœurs au sein d’une société donnée. C’est pourquoi la législation tente d’être le plus droit possible, l’idée de droiture étant inhérente même dans la définition et le sens juridique du mot droit. Deuxièmement, la loi a été posée comme ce qui est juste pour le grand nombre. Elle a le souci primordial de l’ordre. Certes, la loi n’est pas parfaite, mais elle l’est seulement dans une circonstance particulière. Au lieu de déroger et se pencher pour l’interprétation de la loi, il vaut mieux préférer la paix civile maintenue par son intransigeance, que l’instabilité engendrée par la malléabilité des juges et des législateurs.
2. Le droit d’interpréter la loi est dangereux pour la justice
Les juges ont effectivement ce droit d’interpréter la loi, car ils doivent statuer malgré l’obscurité d’une loi, d’où le concept de la jurisprudence. Néanmoins, imaginons que même en usant de ce droit, l’interprétation fausse davantage la droiture initiale de la loi. Ce serait la voie royale vers la corruption de la justice. C’est ce que Spinoza a voulu exprimer dans Traité théologico-politique : « L’injustice consiste, sous une apparence de droit, à enlever à quelqu’un ce qui lui appartient suivant l’interprétation véritable des lois ». Les lois qui expriment certains droits à la liberté sont déjà problématiques, comme le 5ème amendement des États-Unis sur le droit de ne pas témoigner. Il serait donc naïf de croire que toute interprétation de la loi se basera honnêtement sur une conviction morale. Il ne faut pas oublier non plus que l’homme a cette capacité ingénieuse à jouer avec les règles. En soi, la reconnaissance d’un droit d’interprétation est irrationnelle, car elle se contredit elle-même. Un droit est une norme fixée, or une interprétation dépend d’une perspective subjective et contingente. Par conséquent, une loi est inflexible, sinon elle n’a pas de raison d’être.
La loi se doit donc d’être intransigeante, sinon elle ne serait pas juste. De plus, reconnaitre un droit à l’interprétation de la loi est dangereusement naïf sur le comportement humain. Il reste néanmoins le problème de ces lois douteuses qui ne sont pas explicites sur leurs positions, que faire face à elles ? De plus, à quoi servirait un procès si la loi est autosuffisante pour trancher un litige ?
II. On interprète la loi au nom de la justice
1. Les situations de faite ne correspondent pas toujours au droit
En principe, une loi possède un caractère général et abstrait, sans quoi elle ne peut prétendre être impartiale. Toutefois, ce principe peut devenir problématique dans les faits. Une loi peut être d’abord imprécise dans le sens où elle contient des termes sans références claires, mais dont la compréhension requiert le « bon sens ». Il n’est pas rare qu’on retrouve les termes de « bonne mœurs », de « mesuré », ou « adéquat » dans les textes juridiques, sans se référer à des valeurs morales bien définies, à quelle mesure, à quelle adéquation. Mais aussi, une loi peut être obsolète ou incomplète, puisque toute société et ses mœurs évoluent inévitablement avec son progrès technique, son système économique et ses données démographiques. D’ailleurs, Pascal affirmait dans ses Pensées : « De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est plus sûr : rien suivant la seule raison n’est juste en soi ; tout branle avec le temps ». On peut supposer par exemple que les lois sur la cybercriminalité ou le progrès du génie génétique tâtonnent encore à considérer les meilleures éthiques dans certains pays où ces technologies sont à leur début. A l’égard de ces situations, il faut être ouvert d’esprit et rester rationnelle.
2. La juridiction est le complément de la loi
Finalement, nous devons nous demander pour qui sont faites les lois, et non seulement pourquoi elles ont été faites. Les lois ont été faites pour maintenir l’ordre et la justice, or la justice nécessite l’appui d’une autre instance autonome et indépendante, à savoir le pouvoir judiciaire lui-même. Le tribunal est donc nécessaire pour assister la pratique de la justice. La Justice servira à juger, ce qui ne se réduit pas à appliquer ni exécuter tout simplement, mais à qualifier. Mais serait-il juste d’interpréter la loi en faveur d’une particularité ? En fait, la justice ne se réduit pas à une simple question d’égalité de droit, mais une question d’équité, de considération des cas et de leur dû. L’on sait que tous les hommes n’ont pas les mêmes conditions d’existence, et n’ont pas toujours vécu les mêmes situations. Le métier du juge consiste à considérer un cas selon les contraintes circonstancielles, où un accusé de délit n’a pas eu les mêmes faveurs qu’un autre dans un cas décrit idéalement par la loi. Certes, il faut reconnaitre comme Montesquieu dans son Esprit des lois qu’un juge doit être la « bouche qui prononce les paroles de la loi », car autrement que servirait-il ? Mais cette bouche a aussi une raison qu’on ne saurait obstruer, sinon il suffirait d’une machine programmée pour rendre justice. Les procès publics ont cette vertu d’engager le citoyen à apprécier l’esprit de ses lois. On est invité à observer notre Justice en jeu, de s’en instruire, mais surtout d’en être conscient et de juger de sa pertinence humaine. En somme, interpréter la loi est le signe de sa perfectibilité, comme nous ses créateurs d’ailleurs.
La loi est-elle autosuffisante à rendre justice ? Il semble que si le caractère essentiel de la loi est l’impartialité pour être juste, alors on doit être intransigeant dans sa considération. Donner le droit d’interpréter la loi serait par ailleurs dangereux, car pouvant facilement faire place à la corruption. Pour ne pas tomber dans l’absurdité, la loi doit être stricte ou rien. Mais puisqu’une loi ne prend pas toujours une position explicite sur les cas particuliers, étant donné qu’elle est générale et abstraite, il faut rester ouvert d’esprit et rationnel sur sa pratique. Mais plus fondamentalement, la loi est une création humaine faite par les hommes, elle est donc perfectible. Il s’ensuit qu’une trop grande rigidité dans sa considération peut être injuste, compte tenu de la vulnérabilité de la condition des hommes et des situations. La véritable justice qu’elle sert doit donc considérer l’équité. En définitive, une fois édictée, la loi n’est pas autonome, il lui faut la rationalité humaine pour l’évaluer justement dans sa pratique.