Est-il possible d’échapper au temps ?
Une question qui semble absurde a priori, car même si nous ne sommes plus, le temps subsiste toujours. En effet, le temps est cette dimension mouvante qui s’observe dans la matière, de sorte que toute réalité concrète est inéluctablement passagère. En ce qui nous concerne, on est fondamentalement des êtres du temps, partout dans nos pensées et nos actions on se réfère au temps, au passé avec la mémoire, au présent avec l’attention et au futur avec la prévision. Dans cette permanence du temps dans notre conscience, nous sommes surtout conditionnés par le souci de notre finitude. Cependant, quand nous remarquons que seul l’homme se soucie de cette notion, le temps ne se réduit-il pas à notre pensée ? La question fondamentale est alors la suivante : le temps est-il une pure construction de notre pensée, à un point que nous sommes la seule condition de sa représentation et de sa réalité ? Cette interrogation nous amène à approfondir cette notion. Pour ce faire, nous allons voir dans une première partie que le temps s’inscrit dans notre existence à la fois de manière concrète et abstraite. Toutefois, nous allons aussi considérer en seconde partie le fait que nous pouvons transcender la vision de la finitude qu’il suggère.
I. L’homme est le seul être temporel
A. Notre matérialité ne nous permet pas de s’opposer au temps
A la première évidence, tout être physique est soumis au devenir. En effet, si le changement est la marque du temps, alors tout ce qui est de l’étendue et du mouvant en est déterminé jusqu’à la décomposition de sa structure. Comment pourrons-nous situer ce changement, si ce n’est par rapport à des instants du temps ? Effectivement, comme le disait Kant dans sa Critique de la Raison pure, « le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général, et, à la vérité, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs ». En effet, même les astres les plus exubérants en énergie tendent inéluctablement à leur désagrégation. Pour ce qui est de notre organisme, nos tissus cellulaires s’élargissent dans le passage du développement, puis elles perdent leur élasticité et se détériorent sur le chemin du vieillissement jusqu’à la désintégration totale, à savoir la fatalité de la mort. Etant un être inventeur et innovateur de techniques nous essayons de ralentir ce devenir, mais en vain nous échouerons toujours, car nos moyens artificiels sont aussi des corps soumis au temps. Voilà l’inéluctable loi de la nature. Pour parvenir à maintenir une chose dans son état, il faudrait tout simplement figer le temps, ce qui est impossible.
B. Notre esprit fait référence à l’écoulement du temps
En effet, le temps semble faire partie intégrante de la conscience de notre existence. Nous sommes possédés par ses trois dimensions. Dans une perspective pessimiste, le passé, cette réalité qui n’est plus, hante notre mémoire dans ce que nous avons perdu, dans nos regrets et dans nos traumatismes. Quant au présent, il nous rappelle activement par notre attention à réaliser notre situation actuelle dès que l’on se perd un peu dans les rêveries et les fantasmes. Enfin, le futur par le souci de sa prévision envahit notre imagination de crainte des mauvaises décisions et de l’angoisse de l’inconnu. Mais la pire emprise de la conscience du temps est la réalisation, plus ou moins discrète mais toujours continue, de notre finitude. « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leur semblable, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour ». Cette description sans détour faite par Pascal montre aisément que le temps prédestine notre vie à la mort. Notre être reconnait bien cette fatalité quand il use des subterfuges symboliques qui nous font accepter sa réalité comme les mythes.
Il semble alors évident qu’on ne peut se soustraire au temps, dû à son conditionnement omniprésente de notre existence. Toutefois, dès que l’on remarque que c’est fondamentalement l’homme qui se soucie de la temporalité, on peut encore remettre en question sa réalité en dehors de notre esprit.
II. Le temps peut être transcendé car
A. Le temps est un processus d’observation et de calcul
« Tout le monde parle du temps, et non pas comme le zoologiste parle du chien ou du cheval, au sens d’un nom collectif, mais au sens d’un nom propre. Quelquefois même, on le personnifie », constate Merleau-Ponty dans la phénoménologie de la perception. Cet abus de langage montre à quel point nous sommes capables de donner une existence concrète au temps. Et pourtant, c’est la substance matérielle qui est une structure organisée dans une situation particulière, dans l’espace parmi tant d’autres, auxquels nous ajoutons artificiellement un sens de temporalité. Le morceau de cire, par exemple, a subi un changement parce que sa structure a été affectée par une autre substance, notamment le feu, sans besoin de considérer comme une progression vers le futur. Dans une perspective plus générale, le temps n’est que le repère du mouvement. Imaginons deux objets quelconques placés séparément dans deux espaces clos différents. Et que l’on altère l’un par un élément corrosif et que l’on fait subir à l’autre une force qui le déplace. On peut alors constater sur le premier objet que le changement se fait sentir sur son tout tandis que dans le second objet le changement se fait sentir sur sa position. Ici il y a deux références particulières du changement. La référence du tout de l’objet et la référence de sa position spatiale. Mais cela ne s’arrête pas là, car on peut repérer le changement par une infinité de références. De la position d’un élément qui constitue l’objet, de celui de son espace immédiat, d’un espace plus grand qui contient l’espace qui le contient et ainsi de suite, que ce soit de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. En somme, le temps revêt une signification purement mathématique.
B. On peut transcender le sentiment de l’idée de finitude
Puisque le temps n’existe pas en soi comme une réalité concrète et qu’elle n’est qu’une réalité mentale, on peut donc entrevoir de dépasser ses effets psychologiques. Parlons notamment de sa représentation la plus forte dans notre existence, notre finitude. Le problème est que l’on alourdit souvent notre conscience à un point où on tendrait inéluctablement : la mort. Pourtant, on remarquera qu’il serait injuste de comparer un espace à un point. En effet, puisque nous sommes des êtres capables de signifier, nous sommes en mesure de remplir cet espace fini d’une ou plusieurs raisons d’être, qui peut nous rendre personnellement heureux. Kant critique cette angoisse d’être mort, de périr, dans l’Anthropologie du point de vie pragmatique : « Cette pensée, le candidat au suicide s’imagine l’avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n’est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l’obscurité de la tombe ou n’importe où ailleurs ». Certains peuvent aspirer à une vie glorieuse dans le vœu d’immortaliser leurs exploits dans la mémoire collective. Certains peuvent passer de défi en défi dans l’excitation de leurs adrénalines en tentant la mort. Certains peuvent aspirer à une vie humble et stoïque favorisant la maitrise de soi face à la destinée. Une chose est néanmoins sûre, on peut se détacher de la dépression que le sens de la finitude nous opprime.
En conclusion, il semble que nous sommes à la fois geôliers et prisonniers de notre représentation du temps. Car tout d’abord, nous considérons comme une évidence l’inéluctabilité de la domination du temps sur la matière, en l’occurrence sur notre organisme, et on ne peut donc pas lui résister. De plus, notre esprit même semble être sous son oppression quand la conscience voyage nécessairement entre ces trois dimensions, mais surtout se projette dans la réalisation de notre finitude. Toutefois, au cœur même de sa réalité, le temps n’a pas de concrétude, mais seulement des références relatives, il ne va nulle part, tout change simplement. Et c’est ainsi qu’on constate qu’il n’est donc qu’un concept. En outre, il dépend donc de nous de concevoir l’inquiétude de notre finitude, comme une fatalité ou non, en faisant de son sens un fardeau, une futilité, ou même une bénédiction. Échapper au temps, c’est échapper à notre existence et à la pensée de notre existence.