Est-il souhaitable de pouvoir satisfaire tous ses désirs ?

De toutes les créatures qui peuplent la terre, seul l’Homme est mû par le désir. Le « désir » s’oppose au besoin dans le sens où le premier implique une conscience et une volonté, tandis que le deuxième s’exprime de manière tacite. Néanmoins, le désir joue un rôle central dans la construction du bonheur de cet être social qu’est l’homme. Est-il souhaitable de pouvoir satisfaire tous ses désirs ? Dans la réalité, on se heurte souvent à cette incapacité à combler matériellement ses désirs, d’autant plus que la nature de certains désirs est fortement réprimandée par la morale. Atteindre le bonheur dans le respect de la morale implique-t-il le renoncement à une partie (ou à l’ensemble) de ses désirs ? Pour tenter de donner des éléments de réponses à cette problématique, il est nécessaire de se pencher sur trois facettes suivantes. En premier lieu, nous allons définir la valeur du désir. En second lieu, nous nous interrogerons sur la capacité de l’Homme à satisfaire tous ses désirs. Enfin, en dernier lieu, nous examinerons le rapport du désir à la morale.

I. Le désir comme caractère intrinsèque de l’Homme

L’Homme ne désire que ce qu’il n’a pas. Lorsqu’il prend pleinement conscience de la présence d’un manque, il nait en lui un sentiment de privation. Son premier réflexe serait alors de tout mettre en œuvre pour obtenir l’objet de son désir afin d’en retirer du plaisir ou de la satisfaction. Si l’on considère le bonheur comme la somme des plaisirs, l’atteinte du bonheur est concomitante à la satisfaction du désir. Or, l’Homme est naturellement destiné au bonheur qui, selon Kant, se définit comme suit dans les Fondements de le métaphysique des mœurs : « Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme bonheur ».

Le désir est propre à l’Homme et constitue son essence même. D’un côté, Dieu est un être parfait : il n’éprouve ni manque ni désir. D’un autre côté, l’animal, dépourvu de raison, ne saurait reconnaitre un quelconque sentiment de manque. Il fonctionne sur la base de son instinct. Dans cette perspective, la vie de l’animal se cantonne à la réalisation de ses besoins. Or, le besoin s’oppose au désir. Le premier est nécessaire à la vie : ne pas satisfaire à ses besoins (par exemple se nourrir, se reproduire, …) nuit à la vie ou entraine la mort. Le second, par contre, transcende les exigences du corps : le désir peut revêtir un aspect intellectuel. Dans Le Banquet, par exemple, Platon rattache le désir à la recherche de l’amour, de la richesse et de la connaissance. « Toute aspiration en général vers les choses bonnes et vers le bonheur, voilà l’amour très puissant ». D’ailleurs, il stipule que seuls ceux qui se trouvent à la frontière de la sagesse et de l’ignorance éprouvent du désir. En effet, les sages (comme Dieu) ne désirent pas la connaissance, puisqu’ils la possèdent déjà ; tandis que les ignorants n’ont pas conscience de leur manque de savoir.

Le désir de l’Homme ne se limite pas à ce qui est bon pour lui. Il apparait sous l’effet de la société : le désir est à la fois culturel et social. Mais si la satisfaction du désir garantit une quelconque forme de bonheur, même momentané, il est important de s’interroger sur la portée de cette fonction.

II. Le caractère insatiable du désir

L’Homme est un être insatisfait : au moment où l’objet du désir disparait (lorsque celui-ci est comblé), un autre apparaît aussitôt et prend sa place. A l’image d’un homme qui essaie de remplir un tonneau percé, l’Homme est condamné à ne jamais pouvoir satisfaire chacun de ses désirs, sans exception, selon Platon. En effet, celui-ci se renouvelle perpétuellement, niant la possibilité de trouver une sérénité de l’âme de manière durable.

De son côté, Schopenhauer apparente le désir à la racine du mal, donc il s’apparente à la souffrance. Selon lui, l’Homme est prisonnier d’un cycle perpétuel qui le soumet alternativement à la souffrance qui accompagne de désir ; et l’ennui qui suit inexorablement la satisfaction de ce dernier. « Il en est aussi de même des efforts et des désirs de l’homme ; leur accomplissement, but suprême de la volonté, miroite devant nous ; mais dès qu’ils sont atteints, ils ne sont plus les mêmes », disait-il dans Le monde comme volonté et comme représentation. Le philosophe préconise ainsi de s’armer de la volonté afin de renoncer entièrement au désir. Il recommande l’ascétisme, c’est-à-dire le renoncement aux biens terrestres, afin de se défaire du vouloir-vivre inhérent à la souffrance.

Les pensées de Platon et de Schopenhauer diffèrent sur certains points, néanmoins, ils s’accordent sur le fait que leur opinion se rejoint sur l’incapacité de l’Homme à satisfaire tous ses désirs. Nous sommes alors en droit de nous demander quelle est la bonne règle de vie à suivre pour réussir dans notre quête du bonheur ?

III. Le désir comme obstacle à la morale

Selon Socrate, pour lutter contre la démesure du désir, le philosophe suggère de n’en satisfaire qu’une partie. Ainsi, il est possible de jouir du vrai plaisir, celui qui se traduit par la sérénité de l’âme et l’absence de l’insatisfaction. Il est à noter que l’instauration de règles de vie, c’est-à-dire le respect de certaines normes, est nécessaire pour parvenir à ce résultat. Alain traduit dans Éléments de philosophie cette forme de balise sociale à travers la distinction entre le désir charnel et l’amour : « Je la veux sage et inaccessible, si ce n’est pour moi, et encore de bon vouloir et même avec bonheur. Rien ne plaît mieux que les signes de la vertu et du jugement, chez une femme jeune et belle ». En effet, une société où chacun est esclave de ses désirs tend vers le chaos.

Par définition, l’homme ne désire que ce dont il manque. Cependant, si l’objet du désir se trouve entre les mains d’autrui, est-il raisonnable et moralement acceptable de se l’approprier sans le consentement du détenteur ? Par ailleurs, de nombreux cas prouvent que le désir défie la morale comme lorsque l’enfant éprouve un désir incestueux envers le parent du sexe opposé (Cf. les travaux de Freud sur le complexe d’Œdipe). De ce fait, la problématique consiste à définir les règles de conduite à adopter pour concilier morale et désir. Descartes suggère dans Les passions de l’âme les préceptes suivants pour y parvenir : « Et il est certain que lorsqu’on s’exerce à distinguer ainsi la fatalité de la fortune, on s’accoutume aisément à régler ses désirs en telle sorte que, d’autant que leur accomplissement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière satisfaction ».

La morale implique à la fois la liberté de choisir de se conformer ou non aux préceptes de la morale, et la volonté de nier ses instincts en vue de respecter les règles établies par la société. Lorsque la raison prend le pas sur le désir et le régule, celui-ci devient un élément moteur de l’Homme, qui va l’encourager dans sa recherche du bonheur. Il ne faut pas oublier le caractère « morale » de l’Homme qui le pousse à sacrifier ses désirs au profit du devoir.

Concilier la morale et le désir est une tâche difficile à réaliser, et cela fait apparaître toute la pertinence de notre précédente analyse. Puisque le désir caractérise l’être de l’homme, il est impensable d’imaginer son existence privée de désirs, notamment les plus vitaux. Cependant, les poursuivre sans cesse au point de se soumettre à leur dictature devient une nouvelle prison pour le corps et l’âme. En somme, recourir à des extrêmes, c’est-à-dire satisfaire tous ses désirs ou renoncer à tous ses désirs, ne représente aucunement une bonne règle de vie. D’un côté, le désir nous pousse à l’action et nous permet de profiter de moments de joie éphémère à répétition. D’un autre côté, la suppression des désirs contraires à l’éthique et à la morale nous permet de prendre conscience de notre force de volonté, ainsi que de la valeur du devoir et de la morale. Étant donné que le désir nait d’un sentiment de privation, la satisfaction de tous ses désirs n’entrainerait-elle pas paradoxalement la mort du désir en lui-même ?

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