Est-on prisonnier de la langue dans laquelle on parle ?

La langue est cette faculté propre de l’homme à exprimer ses pensées. Dans ce processus, on cherche les mots qui conviendraient, mais on bute parfois sur ce que l’on pense être des approximations. On se dit alors qu’on manque de vocabulaire. Pourtant, n’est-ce pas là un signe de dépendance, comme si on est incapable de pourvoir par nous-mêmes notre langue ? Cependant, on remarquera aussi que les langues évoluent et qu’on se demandera donc si ce phénomène n’est pas un signe de transcendance. Notre manière de penser n’est-elle pas encadrée par les sens qui l’animent, entre autres véhiculés par les mots ? On répondra à cette question en adoptant le plan suivant : d’abord, on examinera comment notre langue nous conditionne ; mais ensuite nous verrons aussi en quoi ce n’est pas une fatalité, dans le sens où nous pouvons la transcender.

I. La langue est une structure culturelle structurante

A. Notre langue conditionne en nous une vision du monde

A la première évidence, la langue qui nous est inculquée nous habitue à des visions du monde qui façonnent notre manière de penser. Cela est remarquable, notamment lorsque nous comparons les repères spatio-temporels des différentes langues. La plupart des langues occidentales, par exemple, nous fait voir le temps de manière horizontale, le français dit avant ou après, alors que des langues orientales comme le mandarin nous offrent un point de vue vertical du temps, sha’ng par exemple désigne l’écoulement du temps vers le haut et xia, exprime le passé par le bas. Prenons la définition émise par Martinet dans Éléments de linguistique générale pour illustrer cette particularité du langage : « Une langue est un instrument de communication selon lequel l’expérience humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté, en unités douées d’un contenu sémantique et d’une expression phonique, les monèmes ». En fait, derrière la langue se cache l’héritage informationnel de toute une culture où nos ancêtres ont organisé leurs perceptions des phénomènes dans des sens qui leur sont pertinents. Et les sens incarnés dans les mots vont à leur tour conditionner des générations futures par la parole.

B. Parler une langue conditionne notre manière d’être

En effet, parler est plus que s’exprimer, c’est selon Bourdieu un pouvoir symbolique qui structure notre « style » d’être. Nous interagissions dans différents champs sociaux qui conditionnent notre langage à un style d’expression qui leur est propre. Ainsi, la prise de parole à cet égard est un moment de performance où on doit maintenir un certain jeu social où on sera évalué. Elle est un «habitus », une disposition durable orientant notre manière de penser et d’agir qui va, se reconstruisant dans sa pratique. En inculquant ces manières de parler, l’individu renforce les structures de son milieu. Voici les termes exacts par lesquels l’auteur définit ce concept : « C’est une espèce de machine transformatrice qui fait que nous reproduisons les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible ». En effet, celui qui prend la parole est inconsciemment investi d’une représentation sociale, dont il devra maintenir la crédibilité. Un mot de travers, qui ne renvoie pas au style d’expression (le  ton, l’accent) ou au champ lexical (le jargon, les vocabulaires spécifiques) dont on attend de lui la performance, et celui-ci ne sera pas pris au sérieux dans le sens de sa prétention.

On est donc prisonnier d’une langue dans le sens où nous ne pouvons pas créer nous-mêmes notre propre langue, mais d’épouser le système existant en y conformant notre disposition mentale. Cependant, on remarquera vite que le plaisir d’apprendre une langue est un acte de liberté, dans le but d’apprécier la diversité linguistique.

II. L’homme détient le contrôle de la langue

A. L’évolution culturelle enrichit nos perspectives linguistiques

Soulignons qu’une langue est un système de sens élaboré par l’esprit, tandis que la culture est une représentation du monde propre à une société. En d’autres termes, la culture est la production de sens sur le monde. La question qui se pose est : les représentations culturelles sont-elles figées ? Si affirmatif, le sens du monde aurait-il alors changé pour cette société ? Nous répondrons qu’avec le contact avec d’autres cultures, le sens et les représentations changeraient nécessairement.  Et la langue n’échappe pas à cette réforme. Ainsi, le mouvement culturel est un enrichissement, ce qui se manifeste de manière concrète par les découvertes de nouveaux matériaux suite aux commerces. Il s’agit d’un enrichissement au niveau mental surtout, car ces découvertes demandent à l’homme de reconsidérer son vocabulaire et de la renouveler. « La connaissance et la tradition sont inconcevables sans l’existence de la pensée conceptuelle et du langage. Il existe donc une corrélation étroite entre la pensée, le langage et la culture matérielle, il a dû en être ainsi dans toutes les phases de l’évolution, y compris la phase initiale », conclut Bronislaw Malinowski dans La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives. C’est par la pensée, et la synthèse que celle-ci effectue sur les choses du monde que la langue se crée et évolue. En quelque sorte, il y a cette capacité de la pensée à signifier, c’est-à-dire que pour une même chose, la culture donnera un sens différent. Par conséquent, la richesse du langage se situe dans la richesse de signification.

B. La langue est un espace de liberté créatrice

En effet, dire que la langue est une structure qui emprisonne signifierait qu’elle ne pourrait donc pas évoluer et trouver de nouvelles formes. Le développement des nouvelles langues, en fait, conteste bien cette vision déterministe de la langue. Le français par exemple s’est développé par les vœux de ses hommes de lettres à fonder en elle une langue « savante » capable de rivaliser avec le latin. C’est au cours de nombreuses expérimentations linguistico-littéraires qui se sont établies et se transcendent qu’elle est devenue une langue à mille richesses pratiques qu’elle est aujourd’hui.  Loin d’emprisonner, faire entrechoquer les sens des mots permet un recul et crée de nouvelles nuances qui s’établissent en de nouvelles catégories qui donnent davantage de sens au réel. Pour illustrer cette grande liberté dans le domaine du langage, force est de constater que les imperfections du langage deviennent même chose courante, et que tout le monde ne semble ne s’en soucier tant que le sens y est. Voltaire fait la remarque suivante dans son Dictionnaire philosophique : « Roastbeef signifie en anglais du bœuf rôti ; et nos maîtres d’hôtel nous parlent aujourd’hui d’un roastbeef de mouton. Riding-coat veut dire un habit de cheval ; on en a fait redingote, et le peuple croit que c’est un ancien mot de la langue ».

Dans la problématique que nous venons de traiter, la tâche consistait à montrer en quoi la langue et notre pensée ne forment d’un système, de sorte que le mouvement de liberté de la pensée se manifeste également dans la langue. A cet effet, nous avons d’abord vu que notre culture linguistique nous conditionne dans une vision du monde où elle nous habitue, et que la mise en œuvre de la parole engendre un puissant effet structurant sur notre manière d’être. Toutefois, on a remarqué que la langue évolue du fait de notre production culturelle et de nos échanges inévitables avec d’autres cultures. Tout compte fait, nous pouvons dire que même si le système linguistique offre un schéma cohérent, semblable à une modélisation mathématique, c’est l’homme qui a créé la langue. La langue serait une prison si et seulement si on admet que la pensée l’est également.

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