Faut-il craindre la liberté ?

L’histoire des grandes révolutions politiques nous révèle que la liberté se paie souvent au prix du sang et de la misère. Le chaos de l’anarchisme temporaire est pourtant nécessaire à la transition du pouvoir. Les grands conflits au nom de la liberté auront fait plus de veuves et d’orphelins que d’hommes libres, laissant des générations  livrées à eux-mêmes, dont certains seront hantés à vie par les traumatismes des dommages collatéraux. Ne faut-il pas, en vue de ces conséquences, être prudent sur la notion de liberté, voir la craindre même ? Et pourtant, la volonté d’être libre est une force nécessaire à l’épanouissement de l’homme, car sans elle ne serait-ce pas réduire l’homme à l’animal ? N’y a-t-il pas une fierté humaniste dans l’autonomie ? Pour éclairer les véritables enjeux de la liberté, nous allons voir en premier lieu en quoi elle est à craindre, mais qu’ensuite, on va aussi voir pourquoi l’homme aime l’idée d’être libre.

I. L’homme craint plus l’instabilité qui dérive de la liberté

A. Il est normal de craindre l’instabilité politique

« L’homme est un loup pour l’homme », cette vision anthropologique pessimiste d’un père de la politique moderne qu’est Thomas Hobbes  rappelle une certaine hypothèse qui n’est pas négligeable : la nature égoïste de l’homme qui prévaut dans une société sans règles uniformitarismes et sans pouvoir centralisé. Hobbes posera l’hypothèse de l’État de nature, un État absent de toute forme de domination politique et qui est donc une situation où l’homme peut exprimer librement tous ses désirs. Toutefois, cette liberté pose un problème qui semble être paradoxal : le problème de l’esprit perpétuellement opprimé par l’inquiétude. En effet, en l’absence de règles ordonnatrices et d’un pouvoir disciplinaire, les individus livrés à eux-mêmes  seront toujours dans une situation conflictuelle  où  il est humainement impossible pour un seul individu de toujours avoir l’avantage sur les autres. La seule force physique peut être vaincue  par la ruse, une ruse ne peut jamais saisir toute sa situation et peut toujours être vaincue par un autre, ou être submergé par une puissance physique qu’elle n’aurait pas déterminée. Bien que l’État de nature ne soit qu’une hypothèse, les réalités qu’elle suppose, bien que temporaires, ne sont pas fictives dès que l’on peut pointer du doigt les situations chaotiques engendrées par les émeutes incontrôlées. Livrés dans la panique de masse, deux sortes d’individus y trouvent leur espace de liberté : Il y a d’abord l’individu désindividué par l’anonymat que procure la masse  et qui perd son inhibition et sa conscience responsable ; ensuite il y a l’individu simplement pragmatique qui y voit l’opportunité d’assouvir ses désirs vicieux.

B. Il est normal d’être angoissé à l’idée d’être livré à soi-même

Outre la peur d’une société instable, l’homme est aussi au plus profond de lui-même angoissé par la peur de saisir sa vie en main. Ceci s’apparente un peu à la peur de l’inconnu, d’être inconfortable face à ce qui n’est pas familier. Si Kant dit qu’ « il est si commode d’être sous la tutelle »,  c’est dû au fait que l’idée du confort que procure la situation d’être sous une direction peut être aussi attrayante. La raison en est qu’on n’a plus le souci de se préoccuper du problème, on a une directive certaine, la déresponsabilisation vis-à-vis des conséquences incertaines atténue l’inquiétude. De ce fait, l’idée de liberté, c’est-à-dire de devoir décider pour soi anime dans notre esprit l’idée de devoir sortir de notre zone de confort, de sortir de la routine qui nous a accommodés, de perdre des repères familiers, mais aussi de devoir faire l’effort de s’adapter à nouveau dans la complexité d’une situation inconnue.

La liberté peut donc renvoyer à la peur de  l’instabilité, ce qui est normal pour l’homme qui a besoin de principes et de directions pour apaiser ses inquiétudes. Cependant l’homme peut-il vraiment se sentir heureux dans cet état passif ?

II. Il ne faut pas craindre la volonté d’être libre

A. La contrainte est quelque chose d’insupportable

Considérons l’exemple suivant : imaginons un diner en famille à l’air tranquille où tous les convives se conduisent de manière mesurée par la présence d’un patriarche autoritaire et sévère. On pourrait aisément faire remarquer que cette situation ne montre qu’une tranquillité en surface, car qu’est ce qui pourrait nous confirmer que les convives sont intérieurement en paix, et non sous une certaine pression nourrie par la crainte du patriarche? L’idée de pouvoir en être affranchi est ici la bienvenue même si ce n’est que pour un court instant  de « relâchement ». Si Sartre dit que « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » c’est dans cette saisie même de la liberté dans la contrainte. Face à l’oppression, la volonté de se libérer est déjà un signe de la liberté qui nous rappelle qu’elle fait fondamentalement un avec l’existence humaine. La liberté n’est pas quelque chose que l’on cherche, mais une réalité de notre être qui est la condition même de cette pensée.

B. Il faut embrasser notre volonté à être autonome

Rousseau dans  Du Contrat social  nous donne une définition incontournable de l’autonomie : « L’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Ceci renvoie d’abord à l’idée qu’il ne faut pas concevoir la liberté comme une absence de contrainte, mais plutôt comme « la volonté d’être à elle-même sa loi » comme le dit Kant. En fait, même si l’homme est en tout temps en proie au déterminisme de ses instincts naturels, de ses désirs et de ses représentations sociales, ce serait de la mauvaise foi de s’y complaire et d’accuser ces conditions comme des fatalités. Car au fond, si l’on avait pu, ne serait-ce que la pensée de devoir les accepter, c’est là déjà une percée de la transcendance de notre être à nous déterminer. C’est dans la considération de cette percée qu’il nous faut voir en quoi la véritable liberté n’est pas à craindre quand elle s’érige en autonomie.  Être autonome ne renvoie pas au contrôle du monde, mais celui de notre monde intérieur, celui de nos sentiments, de nos pulsions et de nos désirs. Cependant, il ne s’agit pas de les refouler fermement, mais de les comprendre afin de pouvoir agir sur elles et ainsi de nous établir non des principes aveugles, qui nous rendraient tendus, mais des principes éclairés sur notre intériorité.

« Faut-il craindre la liberté », une question plutôt curieuse dans le sens où il aura été facile d’y répondre négativement. Toutefois, à travers une mûre réflexion, on a pu rencontrer de nombreuses problématiques, car la polysémie de la notion de liberté renvoie à bien des enjeux sur les différentes impressions qu’elle recèle. On a cependant pu en tirer quelques lignes d’idées incontournables : à savoir que si d’abord la liberté est perçue comme l’absence de toute règle, alors il est socialement normal d’être en effroi à la pensée d’une telle condition. En la saisissant, elle est perçue comme une ouverture à l’incertain, elle est d’autant plus intimidante, car il est naturel d’avoir peur du risque, d’être inconfortable. Néanmoins, on aura aussi compris que si, d’abord, elle est aussi pensée comme un affranchissement, c’est qu’elle se révèle être inséparable à notre être mais qu’enfin, sa plus noble impression n’est pas dans l’idée qu’elle serait un détachement à toute règle, mais surtout qu’elle peut nous rendre maitre de nous-mêmes par l’idée d’autonomie.

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