Faut-il démontrer pour savoir ?

Dans la considération de ce qui constitue la nature d’un savoir, il est important d’examiner en quoi un raisonnement logique fait valoir sa validité. Étant donné que le savoir est une connaissance admise d’une réalité, cette admission est d’abord d’ordre mental par le biais de critères logiques. Et c’est par ces derniers que la démonstration opère pour élaborer l’assurance d’une idée. Cependant est-ce nécessaire ? Puisque le savoir veut se rapporter essentiellement à une concrétude, n’a-t-elle pas en elle quelque chose qui soit immédiate à cette dernière? D’une part, nous allons expliquer qu’un savoir est un concept basé sur la puissance de la logique. D’autre part, l’on constatera cependant que ce qui fait la vraie puissance d’un savoir c’est la saisie de son expérience.

I. L’exigence de la démonstration

A. Un savoir pour se communiquer doit se démontrer

La démonstration est un raisonnement cohérent appuyant l’assurance objective d’une connaissance et visant la communicabilité de celle-ci à un esprit raisonnable. En effet, la démonstration ne se veut pas être non seulement un gage du savoir, mais aussi de la validité universelle de celle-ci. Une démonstration, dont les prémisses sont irréfutables et dont l’enchaînement logique offre une explicitation causale suffisante, peut être érigée en loi universelle comme celle des formules mathématiques. Analysons la procédure dans l’exemple suivant afin de démontrer que la conscience de soi est toujours une réflexion par autrui. Il faut d’abord, à la manière de Descartes,saisir une intuition indubitable qui résiste à toute imagination erronée. Considérons que tel est le cogito, c’est-à-dire le « je pense » et que cela ne peut pas être autrement. Il faut aussi émettre une seconde intuition qui va servir de medium entre cette première intuition et la conclusion que je veux démontrer. Ainsi, on va dire dans une deuxième proposition que « la conscience est toujours conscience de quelque chose » comme Husserl le propose. Ensuite, nous allons en tirer la synthèse : puisque le  « je » qui pense, la chose dans sa conscience,  est présenté à la conscience comme d’un objet pris dans un élan temporaire par rapport à celle-ci ; alors le « je » est donc en « rapport » altruiste et que ma conscience ne pouvait être saisie que par sa conscience. Nous pouvons constater par cet exemple que la démonstration fournit à l’interlocuteur une analyse et une synthèse non contradictoire, tant dans les termes que dans la forme, que celui-ci peut utiliser en tous lieux et en tout temps pour transmettre le savoir en question.

B. Le discours soutenant un savoir rationnel doit se méfier de l’obscurité subjective

Si la démonstration est un discours rationnel, c’est parce qu’elle nous garde surtout des inférences obscures et frauduleuses. En tant que sujets, nous ne sommes pas à l’abri des inclinations subjectives, des préjugés généralisateurs ou réducteurs et des affections sentimentales.D’après Kant, « nous sommes le jouet de représentations obscures, et notre entendement ne parvient pas à se protéger des absurdités dans lesquelles leur influence le fait tomber, quand bien même il les reconnaît comme illusions ». On peut en effet enchaîner des propositions vraisemblables et en tirer une conclusion erronée. Par exemple, conclure qu’une personne ait raison sur un sujet, car on l’a attesté auparavant, disons par réputation, son expertise sur la matière est insuffisante et ne démontre rien tant que l’on n’explicite pas le lien causal cohérent entre un caractère de l’expertise et le caractère du sujet particulier. Ainsi, une démonstration suffisante n’est pas un enchainement de déclarations du genre ceci et cela, car ceci est cela. Il faut expliciter un lien nécessaire entre le caractère de « ceci » et de « cela » afin qu’elles soient opérables pour en tirer un donc « ceci est cela » synthétique. La démonstration est un effort d’éclaircissement du langage pour dissiper le chaos engendré par les déclarations obscures.

On constate alors qu’un savoir dans l’idéal doit être explicité par un raisonnement cohérent dans son énoncé. Cependant, si une démonstration se base d’abord sur une ou plusieurs intuitions, ne faut-il pas considérer qu’elle ne servirait à rien sans la validité expérimentale de cette dernière ?

II. La futilité d’une pure démonstration

A. Une démonstration est vide sans l’expérience

Tout d’abord, il faut comprendre qu’une démonstration ne peut se soutenir d’elle-même. Tenter de démontrer toutes les prémisses de son raisonnement ne peut aboutir que soit à une circularité tautologique (les évidences reviennent en elles-mêmes), soit à une régression à l’infini (les causes ne pouvant jamais saisir une première origine initiale). Nous pouvons constater par exemple, par les tentatives de la démonstration de l’origine du monde qu’il faut s’arrêter à un principe axiomatique comme l’éternité de Dieu et à un postulat comme l’énoncé que seules les choses créées ont un créateur. Or, un postulat et un axiome ne se rapportent pas forcément à la réalité et peuvent donc ne rien signifier de concret. Il faut en fait comprendre que la démonstration est un outil discursif et non la description de la  réalité. Elle ne sert que la raison et non la validité empirique de mon idée. David Hume soutient la primauté empirique de la nature de la connaissance en ces termes : « Quand nous passons de l’impression d’un objet à un autre, nous sommes déterminés non par la raison mais par l’accoutumance ou le principe d’association». En effet, les liens causaux constants que nous constatons dans les faits sont d’abord inductifs par la perception d’une régularité expérimentable. Et c’est ainsi que la science fait de l’interprétation expérimentale la garantie de la concrétisation d’un savoir.

B. Une démonstration exige l’intuition

Ensuite, il faut surtout reconnaitre la nécessité de l’intuition, cette saisie qui semble immédiate d’un phénomène par une forme spontanée de compréhension.Tout savoir, en fait, se base sur cette spontanéité de l’esprit et la démonstration n’élabore la déduction que par rapport à son contenu. On peut d’abord objecter que l’intuition peut n’être qu’un préjugé douteux, mais cela est une méprise sur son mode de manifestation. L’intuition est neutre de toute affectivité, entre le moment où l’esprit appréhende le phénomène et la manifestation intuitive, il n’y a qu’une opération inconsciente réflexive, dans le sens de réaction spontanée. Elle met presque instantanément en jeu toute la capacité intellectuelle d’un individu à une telle vitesse que les jugements affectifs ne peuvent s’y incruster. On constate par exemple que ni le sentiment de haine ni celui de l’amour ne peuvent faire abstraction de l’intuition d’une nécessité, mais que le sujet peut la nier avec mauvaise foi. Il faut aussi considérer, par ailleurs, que les grandes découvertes nous montrent parfois leur contingence par rapport à une révélation intuitive née d’une situation particulière. On peut citer par là le bain d’Archimède ou la pomme de Newton comme un fait singulier où la réflexion laisse place à cet étonnement révélateur avant de se redynamiser. En fait, l’intuition est soit l’initiateur d’une problématisation poussée, soit le chainon manquant à une théorie établie ne pouvant soulever un obstacle particulier.

On a vu précédemment que la nécessité d’une démonstration est de l’ordre d’un idéal rationnel. Cet idéal renvoie à l’enjeu normatif de l’universalité du savoir en tant que connaissance transmissible. Mais on a pu aussi constater qu’une démonstration n’est qu’une machine à inférence, une usine formelle à déduction finalement sémantique qui attend des matières intuitives et concrètes. En définitive, la démonstration ne saurait donc être une exigence en termes de connaissance de la « chose », mais une recommandation pour la cohérence d’un jugement sur celle-ci. Aussi comme disait Wittgenstein : « ce qui peut être dit, peut-être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence ».

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