Faut-il des connaissances pour apprécier une œuvre d’art ?
Classicisme, baroque, naturalisme, impressionnisme, des concepts qui sont étrangers ou qui ont peu de résonance aux non-initiés du monde de l’art. Il semble que l’art possède sa propre culture, son histoire est la succession de courants qui ont fini par circonscrire des formes et des styles qui font autorité. Cependant, cette grande finesse que disposent les connaisseurs en matière d’art semble écarter inconsciemment la masse populaire dans le jugement et l’appréciation du beau. Faut-il alors prendre des cours sur la vie de Proust, sur des mouvements littéraires de son époque ou sur les figures de style françaises pour pouvoir apprécier l’expérience de sa fameuse madeleine ? Sans vouloir tomber dans une conception arbitraire ou encore dans une théorisation rigide, les faits attestent que les œuvres d’art accusent une beauté que le monde entier accepte à l’unanimité. Sur quelle base pourrais-je alors prétendre que j’ai atteint l’idée ou la beauté d’une œuvre ? Pour résoudre ce problème, nous examinerons dans une première partie que l’art est inséparable d’un contexte qu’il faut comprendre préalablement. Toutefois, dans une seconde partie nous allons voir en quoi l’appréciation d’une œuvre d’art dépasse largement les limites d’une culture.
I. Une œuvre d’art s’inscrit dans un contexte spatio-temporel
A. Une œuvre d’art est propre à une culture
Une œuvre d’art est en partie empreinte de l’esprit d’un lieu et d’une époque. Ni le sens de l’œuvre ni sa forme ne sont isolés d’un contexte culturel. Comme le disait Hippolyte Taine dans Philosophie de l’art, « l’œuvre d’art est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes ». En effet, le sens d’une œuvre est intimement lié à une représentation du monde pour une communauté donnée. La plupart des arts médiévaux d’Europe magnifient les vertus chrétiennes. Quant à sa forme, elle matérialise également une philosophie particulière. Autre exemple, les arts japonais véhiculent les valeurs du bouddhisme zen. Et si une œuvre se veut être originale, elle exprime toujours la volonté de dépasser un concept qui fait autorité. Le baroque, asymétrique et fantaisiste, est une provocation des principes du classicisme, expression de la modestie de l’harmonie. Dès lors, on ne saurait complètement apprécier une œuvre sans la situer dans une vision du monde, et cette démarche requiert un minimum de culture.
B. Il faut se référer à un concept pour reconnaitre une œuvre d’art
Mais encore, comment situer la fontaine de Marcel Duchamps dans un contexte artistique et non dans un contexte technique, si on n’est pas guidé par la connaissance du concept du « ready- made » ? Marcel Duchamp utilise un urinoir, dont l’exposition est baptisée la fontaine. On ne saurait comprendre la dimension artistique de cette œuvre, l’acte de l’exposition, sans savoir au préalable qu’elle a un concept : enlever la qualité utilitaire d’un objet et l’exposer à une fin esthétique. On peut aussi prendre l’exemple de l’art culinaire. Pour apprécier pleinement un plat gastronomique, il faut la consommer d’une certaine manière. Par exemple : apprécier un sushi à sa juste valeur demande la connaissance d’une certaine étiquette, on ne doit pas de préférence, pour une expérience authentique, plonger la partie du riz dans la sauce soja. Dans la littérature philosophique, Heidegger emprunte le même raisonnement en commentant un tableau de Van Gogh selon ces termes : « L’être-produit du produit réside bien dans son utilité. Mais celle-ci à son tour repose dans la plénitude d’un être essentiel du produit ».
Tout compte fait, il faut être en contact avec un certain niveau de culture pour pouvoir reconnaitre le côté artistique d’une œuvre. Mais quand on approfondit la notion d’esthétique, nous devrions aller au-delà de ce que nous offrent la dimension culturelle et le courant artistique.
II. L’œuvre d’art relève du sentiment et de l’émotion
A. Le monde de l’artiste est incompris par les esprits bornés
«Sois charmante et tais-toi !», disait Baudelaire. A trop vouloir situer l’œuvre d’art dans un contexte culturel, on oublie de contempler l’art. N’est-il pas frustrant pour un jeune artiste, qu’on dit de son œuvre qu’elle est un médiocre impressionnisme, alors que celui-ci n’avait nullement l’intention d’aller dans cette direction conceptuelle ? Même à l’opposé, est-ce toujours un compliment de comparer une œuvre à une référence de renom ? A force de bien connaitre ce qui a toujours été dans le domaine de l’art, nous oublions que la véritable beauté est inégalée et incomparable. Il suffit de se référer à la définition de la beauté donnée par Kant dans son ouvrage Logique : « On peut concevoir une perfection esthétique, qui renferme le principe d’une satisfaction subjectivement universelle ». On qualifie de surréaliste tout ce qui est excentrique, pourtant l’excentricité ne désigne en toute rigueur que la distanciation d’une convention. Mais également, qualifier une œuvre d’excentrique implique encore une comparaison par rapport à une norme et oublie de l’identifier dans sa pure originalité. Ne faut-il pas un certain respect envers l’effort de création et de se garder des opinions déplacées à l’encontre d’une œuvre d’art ?
B. Ce qui fait objet de connaissance est un élément de l’œuvre, une matière, et non l’ensemble original qui fait l’art.
L’expert en art sur la renaissance, armé d’une connaissance complète en ce domaine, saurait-il reproduire l’esprit d’un Michel-Ange ? Freud, qui joue le psychanalyste de Dostoïevski, a-t-il produit une œuvre d’une même puissance humaniste que les Frères Karamazov ? Il est certain que le poème, Demain dès l’aube, de Victor Hugo qu’il dédie à sa chère Léopoldine ne touche que ceux qui ont perdu leur fille. C’est pourquoi Freud affirmait que « c’est seulement parce que les autres hommes ressentent comme lui la même insatisfaction due au renoncement exigé par la réalité, et parce que cette insatisfaction produite par la substitution du principe de réalité par le principe de plaisir est elle-même une part de la réalité ». En fait, le concept, le vécu, les sentiments sont des matériaux universels que l’artiste dispose. Chaque être humain a le potentiel de faire l’expérience de ces matières. Même le concept de surréalisme peut se ressentir dans la disposition étrange d’objets du quotidien, mais il faut bien que l’artiste mette subtilement à l’épreuve d’autrui son imagination, pour que celle-ci soit distinguée du n’importe quoi. L’artiste est un compositeur-créateur. Il est un compositeur, car il assemble différentes expériences reconnaissables, mais il est aussi un créateur, car il fait de cette composition un ensemble original qui dépasse ses éléments particuliers.
Faut-il des connaissances pour apprécier une œuvre d’art ? Notre étude consistait essentiellement à ouvrir un débat vis-à-vis de la culture et la création de l’artiste. Certes, la culture a une place prépondérante dans la compréhension et la signification de l’œuvre. Sans cette référence de base, il est difficile de situer une œuvre dans le domaine artistique, c’est-à-dire la différence même entre une œuvre d’art et ce qui ne l’est pas. Pourtant, le jugement du connaisseur, conditionné par des catégorisations préalablement établies, ne peut saisir la véritable originalité d’une œuvre d’art. Sans un certain recul, cette fois-ci en se détachant des normes et des classifications générales, le connaisseur ne pourra apprécier subjectivement une œuvre d’art. Les connaissances sont des repères que chaque amateur d’art devrait disposer pour s’initier dans le monde artistique, par contre, pour pénétrer l’âme de l’artiste, il faudrait transcender ces conceptualisations objectives.