Faut-il être acteur de l’histoire pour la comprendre ?
L’histoire est ce récit verbal ou manuscrit qui introduit l’homme dans son passé ou celui de son peuple. Mais à travers les monuments et autres vestiges du passé, nous pouvons aisément retracer toute une histoire le concernant. Ainsi, l’objet historique ne méritera pas d’être traité comme tel s’il n’engage pas les consciences individuelles, c’est-à-dire que celui qui écoute une histoire sera toujours interpellé. Faut-il en déduire que le narrateur ou l’auditeur ont été les acteurs du récit ? Surement pas. Selon cette perspective, la problématique tourne autour du métier de l’historien, en ce sens qu’il n’est pas impliqué dans les faits, mais développe pourtant la science historique au profit de tout un public. Parallèlement, l’auditoire pourrait s’identifier directement ou indirectement au récit, sans pour autant présent dans ce passé. Qui est alors digne de donner sens à l’histoire ? Pour éclaircir cette zone d’ombre, nous traiterons en première partie l’idée selon laquelle l’histoire a besoin d’une intervention rationnelle de la part de l’historien. Mais en deuxième partie, nous dirons que pour comprendre l’histoire, il est nécessaire de détenir une certaine intuition de l’objet, ce que seul l’individu dispose.
I. L’historien signifie selon la rationalité
A. Il n’y a pas de déterminisme en histoire
Tout ce qui entoure l’homme n’est pas nécessairement un élément de son monde. En effet, l’homme sélectionne la réalité qui a une valeur à ses yeux, notamment parce qu’il y décèle une rationalité dans celle-ci. En ce qui concerne l’histoire, il s’agit d’une science dont l’objet est aussi particulier que la démarche en elle-même. Car si on parle de science, la première idée qui nous vient à l’esprit est de la description et l’explication d’un phénomène, selon une méthode qui privilégie les relations de cause à effet. Mais s’il est vrai que la science historique consiste à détailler les évènements passés selon leur ordre chronologique, l’explication de cet ordre ne se réfèrera pas du tout à un déterminisme. Et pourtant, en histoire, aucun historien n’oserait affirmer que les faits historiques sont hasardeux et proviennent une pure facticité. Selon les propos de Jean-Paul Sartre évoqués dans son ouvrage Situations III, « la notion d’histoire naturelle est absurde : l’histoire ne se caractérise ni par le changement ni par l’action pure et simple du passé ; elle est définie par la reprise intentionnelle du passé par le présent : il ne saurait y avoir qu’une histoire humaine ». Donc, l’individu ne peut pas créer l’histoire en programmant les faits selon le déterminisme. La compréhension selon l’acteur n’intervient pas dans la démarche historique.
B. On comprend l’histoire à travers l’universalité
Ainsi, la démarche en histoire repose sur le postulat selon lequel les évènements ne puissent être reproductibles à travers le regroupement des éléments du passé. Si tel est le cas, l’historien est tout à fait en mesure de comprendre l’histoire dans sa singularité. Il n’a pas besoin de procéder par analogie, comme quoi le sens trouvé dans un évènement historique serait le même pour toutes les autres investigations. L’histoire humaine est universellement compréhensible, quelle que soit la culture qu’elle reflète ou encore les visées politiques qu’elle veut montrer. « Les actions des grands hommes, qui sont des individus, appartiennent à l’histoire universelle, paraissent ainsi justifiées, non seulement en raison de leur inconsciente signification intérieure, mais aussi au point de vus du monde », disait Hegel dans La Raison dans l’histoire. L’universel dont il est question ici s’explique par le fait que le sens des actions a une portée qui dépasse le seul individu, pour atteindre l’ordre absolu du monde, tel que la Raison voudrait que le monde soit. Se référer aux intentions particulières de l’acteur dans l’histoire serait à la fois vain et limité, qui plus est prendre la place de ce sujet historique est tout simplement impossible. Pour expliquer l’histoire, il faudrait dégager la raison intrinsèque aux évènements, ce que l’homme a donc incorporé dans ses actions. En tout, l’historien parviendra à donner sens à l’objet de sa science si et seulement s’il ne se perd pas dans le particulier et dans une vision déterministe.
Puisque le déterminisme est la manifestation propre d’une action individuelle, valable pour l’individu lui-même, la tâche de l’historien déviera de ce chemin et cherchera le sens de l’histoire dans la Raison du monde. Or, s’il n’est pas nécessaire de penser et agir comme l’acteur de l’histoire, peut-on dire que celui-ci est véritablement un élément neutre ?
II. La mémoire de l’individu contribue à l’histoire
A. La narration de l’individu n’est pas l’histoire
Avant de traiter le vif de ce contenu, déterminons au préalable que désigne un acteur de l’histoire. En effet, pour pouvoir recueillir les faits dans leur authenticité, il faudrait des témoins oculaires ou contemporains aux évènements. C’est ce que nous appelons acteur de l’histoire au sens immédiat, donc ces individus qui pourraient s’ériger comme les premiers narrateurs. Il importe cependant de souligner que dans cette forme initiale, on ne parlera pas encore de science historique. Car voici ce que dit Cournot dans Essais sur les fondements de la connaissance et sur les caractères de la critique philosophique : « La description d’un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s’enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l’expérience, et du domaine de la science et non de l’histoire ». Transposé au cas qui nous concerne, l’individu qui serait acteur de l’histoire relate les faits, tel le métier d’un journaliste, parce qu’il reste fidèle à la succession détaillée des évènements, sans faire un recul d’interprétation ou de signification. Ainsi, pour lui-même qui se raconte l’histoire, il s’agit plutôt d’un acte de souvenir, de la mémoire, donc chargé de sentiments personnels. Or, cela ne mérite pas encore d’être considéré comme la véritable science historique.
B. L’individu comprend autrement l’histoire
Que pouvons-nous alors dire à propos de ce que l’homme fait de son passé, en dehors des récits de l’historien ? Officiellement, seuls les livres d’histoire, ou du moins les traditions orales méritent ce titre de science historique. Mais originairement, l’historien n’aurait pensé à s’atteler à la tâche sauf s’il n’a pas compris l’importance des faits aux yeux même des individus. Autrement dit, c’est tout d’abord l’acteur direct ou indirect dans les faits qui saisit l’histoire et fait surgir l’intérêt de l’écrire ou pas. Car avant qu’il y ait science, l’objet est toujours et déjà là, attendant qu’il soit signifié. Focalisons-nous sur ce qu’a dit le philosophe italien Benedetto Croche dans Théorie et histoire de l’historiographie : « Historiquement parlant, il est bien évident que l’histoire a préexisté à Hérodote, aux logographes, et même à Hésiode et à Homère : imaginerait-on des hommes qui ne pensent pas et ne raconteraient pas d’une manière ou d’une autre ce qui leur est arrivé ? » Ainsi, l’histoire n’invente rien, et l’historien ne peut non plus écrire l’histoire d’un fait insignifiant ou banal. Par conséquent, la mémoire de l’individu n’est pas neutre, car le fait même de retenir un fait plutôt qu’une autre montre que c’est en mettant en valeur son statut d’acteur qu’il pourrait inspirer l’historien. Ainsi, c’est l’individu qui comprend d’abord l’importance de l’histoire, la tâche de l’historien consiste alors à rendre universelle cette compréhension.
Pour conclure, la question concernant le décalage temporel entre le déroulement des évènements et le rapport de l’historien nous fait réfléchir sur la signification de l’histoire. Selon la particularité de cette science, la compréhension du sens de l’histoire est intimement reliée au rôle des intervenants dans cette démarche, à savoir les témoins oculaires et l’historien. D’un premier abord, nous avons vu que le passé humain n’est pas répétable au même titre que les phénomènes de la nature. Et pourtant, l’histoire renferme une rationalité que seul l’historien pourrait déceler, car il n’y a pas de contingence dans les faits historiques. En ce qui concerne l’individu qui a vécu les évènements, il comprend l’histoire mais autrement, c’est-à-dire faisant uniquement partie de son existence, et non pas en tant que processus universel. Mais parce que l’historien juge qu’il est bon de faire durer cet évènement individuel dans la conscience collective, il en décide alors d’en écrire l’histoire. Cette sélection n’est non plus le fruit de la contingence, puisque l’individu a su témoigner de la réalité des évènements. Pour comprendre l’histoire, il faudrait se référer aux œuvres élaborées par l’historien, mais ce dernier, pour comprendre les faits historiques, devrait plutôt revenir à ce que disait l’acteur même des évènements.