Faut-il oublier le passé pour se donner un avenir ?

Oublier signifie généralement perdre le souvenir de quelque chose. Mais pour l’homme, ce phénomène se présente à lui de manière active, car il a un certain contrôle sur les informations susceptibles de siéger dans sa mémoire. Et puisqu’on parle de mémoire, il s’agit pertinemment du passé, et ce sont les faits désagréables du passé que nous supprimons volontairement de notre mémoire. Pourtant, les souvenirs ressurgissent souvent sans prévenir à la vue des choses qui nous les font rappeler, de sorte qu’ils perturbent notre projection de l’avenir. On se demandera alors s’il ne faut pas oublier le passé en vue d’avancer vers ce dernier. Toutefois, le passé c’est aussi de l’expérience, des leçons qu’on tire de nos échecs, mais aussi du savoir et du savoir-faire accumulés, et cet ensemble forge  la personne que nous sommes. Oublier le passé serait alors oublier une partie de ce que nous sommes, or comment avancer sans nous connaitre entièrement?  Pour résoudre ce problème, nous allons d’abord analyser en quoi le passé entrave à l’être-jeté de l’homme. Cependant, il importe de poursuivre l’examen en dévoilant l’idée selon laquelle le passé est toujours en continuité avec l’avenir.

I. Le futur peut faire son chemin indépendamment du passé

A. Les mauvais souvenirs n’ont rien de bon pour notre vie psychique

« Il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est impossible de vivre sans oublier ». Ce passage des Considérations inactuelles de Nietzsche nous servira de point de départ pour entamer notre réflexion sur la mémoire du passé. En effet, on peut dire que l’acte de se souvenir est volontaire, de sorte que nous sortons des décombres de notre mémoire des éléments déjà vus ou ressentis, pour les actualiser en notre conscience ici et maintenant. Après tout, quel avantage tirerons-nous des lamentations lorsque nous remettons en surface des mauvais souvenirs ? Alors, oublier le passé peut être un acte purement volontaire pour viser des fins rationnelles, c’est-à-dire tendre vers le bonheur. Et pour y arriver, il faut nécessairement oublier le passé. D’ailleurs, non seulement l’oubli est bénéfique pour notre santé mentale, mais la capacité de notre mémoire ne permet pas de stocker toutes les informations qui passent à notre conscience. Ainsi, dans sa disposition active, notre cerveau n’émerge que les souvenirs utiles et agréables, bien évidemment.

B. Laisser le passé encombrer notre mémoire nous ralentit

Certes, il est normal de trébucher quand nos souvenirs douloureux se manifestent brusquement à notre conscience, mais s’attarder à les ruminer, à s’y morfondre et leur donner la plus grande place  est une affaire de choix. En effet, le passé alourdit notre conscience de sorte que cette dernière  ne peut se projeter dans l’avenir sans en être affectée. Notre conscience établit un lien entre le passé et l’avenir, comme quoi toute notre existence est déjà inscrite à la fois dans la matière et dans l’esprit. « Le passé est un Pour-soi ressaisi et noyé dans l’En-soi », mentionne Sartre dans l’Être et le Néant. Toutefois, étant capable de distinguer le réel et le possible, l’homme est toujours capable de se projeter dans le futur. L’oubli consiste ici non pas de faire comme si le passé n’a jamais été, oublier le passé ne signifie non plus changer le monde, mais tout simplement se placer dans l’espérance et la liberté, sans être paramétré par nos affections.

Le passé est alors un gros bagage spirituel vide de contenu concret, mais qui pose son poids sur notre liberté. Reste à savoir cependant sur quoi nous pourrons alors construire nos marches vers l’avenir si celui-ci est encore virtuel. Les seuls matériaux que nous pouvons nous procurer ne viennent-ils pas du passé?

II. Le passé est le commencement du futur

A. Le passé fait toujours et déjà partie de l’être du monde

Revenons un peu sur les bases de notre champ de réflexion avant de continuer la discussion sur ce sujet délicat. S’agit –il du passé représenté abstraitement sur la droite de la temporalité, ou alors des faits qui ne peuvent plus être reproduite ni dans le présent ni dans le futur ? Ici, la dimension métaphysique du temps importe peut-être peu. Toutefois, la réalité en question désigne les choses qui existent dans le monde, et non pas dans la vie intérieure de notre conscience, ni sur l’axe horizontal tendant vers l’infini. La réalité n’a pas de passé ni de futur, c’est l’homme qui le saisit comme tel selon sa conscience du temps. Si on parle donc du passé, concentrons-nous sur ce que notre mémoire nous donne à voir. Par conséquent, les choses sont ce qu’elles sont, elles s’offrent à nous toujours dans le présent, tandis que la mémoire est le stockage des impressions que nous avons reçues lors de l’apparition de ces faits. «  Le passage du présent à un autre présent, je ne le pense pas, je n’en suis pas le spectateur, je l’effectue, je suis déjà au présent qui va venir comme mon geste est déjà à son but, je suis moi-même le temps », disait Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception. Donc, le passé s’accumule déjà dans les faits présents, il y est intériorisé, et parallèlement notre mémoire se donne le droit de préserver les traces de ce qui l’a affecté antérieurement.

B. L’histoire est le signe que le passé ne s’oublie pas

En poussant plus loin notre réflexion, nous arrivons sur des conséquences plausibles concernant la continuité entre le passé et le futur. Pourquoi en effet étudions- nous l’Histoire ? S’il est vrai que les livres d’histoire ne parlent que des grands hommes et de leurs exploits, et que non seulement ils sont adulés par la société, mais deviennent également des figures emblématiques de toute une Nation, le souvenir ne sera-t-il pas alors bénéfique l’homme ? Sachant que les victoires et succès ont toujours été précédés par des périples et des dangers, avec les douleurs que les héros ont dû surmonter, les applaudissements de victoire s’accompagnent toujours des souvenirs à jamais gravés des pertes et des souffrances pendant la lutte. Les conséquences positives et négatives des moments difficiles traversées dans la vie ne s’oublient pas. Au contraire, les souvenirs douloureux servent à bâtir quelque chose de plus grand et de plus noble. Et si le souvenir des martyrs a tendance à s’effacer de la conscience collective, on les ranime avec des monuments et des supports physiques à leur effigie. Cela pour démontrer  que pour pouvoir oublier le passé, il faudrait en même temps oublier qui nous sommes. D’ailleurs, Hegel disait dans La Raison dans l’Histoire : « L’histoire se meut sur un terrain plus élevé que celui où la moralité a proprement sa demeure, et constitue la morale privée, la conscience des individus leur volonté propre et leur manière d’agir, toutes choses qui possèdent en elles-mêmes leur valeur et leur imputation, leur récompense et leur châtiment ».

En guise de conclusion, le vif du sujet consistait à savoir si on pouvait avancer sans nous connaitre entièrement. Ainsi, nous avons vu que le passé ne peut être changé, car sa reproduction ne mènerait pas à un changement de la réalité. Il peut donc nous sembler d’aucun intérêt de s’en préoccuper. Mais puisque les formes douloureuses inscrites dans notre mémoire perturbent la projection de notre avenir, il est préférable d’oublier. Toutefois, le passé s’avère essentiel pour notre développement, du fait que tous les projets d’avenir se basent sur la conscience de ce que nous sommes réellement, et cette recherche de notre identité propre ne peut se faire qu’à travers notre mémoire. Ainsi, l’oubli du passé s’effectue uniquement en guise de tri et de filtre, de sorte que seuls les éléments constructifs devraient être maintenus à la surface de notre mémoire. La projection vers le futur est une affaire de volonté et d’espérance, ou pourquoi pas, de calcul rationnel et de probabilité. Ainsi, les mauvais souvenirs du passé peuvent être utilisés comme matériau afin de construire, tout d’abord notre identité, et par la suite notre existence.

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